Le roi se meurt, le roi est mort… Michel Bouquet (1925-2022) n’avait pas besoin de mentir pour exister, il n’en était ni heureux ni malheureux car sur scène tout seul, il recherchait la perfection.
Je le revois au Théâtre de la Porte Saint-Martin en 2017 : pour la seconde fois, il est Harpagon dans L’Avare – la pièce la plus âpre et la plus méchante de Molière. D’un barbon de comédie il fait une bête féroce, une engeance maléfique, mais il se montre encore plus facétieux que ce que j’espérais, tour à tour suppliant et brutal, ingénu et roué, draconien et douillet. Un bouffon, un tyran prosterné devant sa cassette – un Yorick jaloux du roi Lear.
Avec sa bouche d’ombre et ses chausses de Bécassine, il trottine sur la scène, règne sur des fantômes et s’enchante de la terreur qu’il suscite. Une fois de plus, l’acteur puise dans son rôle des ressources insoupçonnées, il nous amuse, il nous étonne – étonner, il adore ça, c’est le métier qu’il a choisi à 17 ans, lui qui a failli devenir pâtissier dans sa jeunesse. Ce sera une quête, une grammaire intime, un sacerdoce – sans Dieu.
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Sur scène, il se moque de son personnage puisqu’il est ridicule, mais il semble le plaindre, le consoler d’être si antipathique. Pas une pensée qui ne soit un soupir sur ses lèvres, pas un murmure qui ne soit une médisance. Et soudain, comment fait-il !… affleure une outrance, une frénésie presque obscène où il entre de l’amoralité et du mystère. Il devient devant nous le plus enfant et le plus malheureux des hommes.
Dès qu’il quitte la scène, on s’ennuie. Quand il reparaît, on se requinque, on revit ; on bâillait, on est heureux, on ne voudrait pas être ailleurs ! C’est Molière qui parle, qui se punit lui-même, qui reproche ses folles dépenses à Armande ou qui craint peut-être de ressembler à son père, mais c’est Michel Bouquet qu’on entend – sans lui, on ne comprendrait pas tout. Tout ce qui fait que le monde est moins un spectacle qu’un don partagé, un risque, comme le sommeil ou l’amour.
Il faut être généreux pour incarner Harpagon
Je l’avais rencontré à cette occasion, il m’avait dit avec gourmandise, radieux, comme on caresse un jouet : « Harpagon, c’est un abîme… Son vice l’isole, le protège et en quelque sorte le sanctifie, l’absout. Il y a une sorte de sainteté dans le vice… Harpagon est un monstre, puis la vie en fait une proie. Il est à la fois naïf, cynique, inquiet, furieux, perfide, enfantin, farceur. Comment peut-on être aussi divers, aussi humain, aussi contradictoire ? Dès que vous croyez tenir un fil psychologique, il est aussitôt démenti. Je suis parti du businessman, puis j’ai renoncé, ce n’était pas ça. C’est un cerveau affolé par l’argent mais il n’est pas très doué pour les affaires ! J’ai cherché une pente plus primitive, plus cocasse, plus médiévale. »
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C’est-à-dire ? « … Il y a de la fatalité dans L’Avare. Et avec cela, une amertume, une aridité, qui est dans les caractères et qui brûle les âmes sans les attendrir. Même la jeunesse que Molière exalte toujours en est atteinte, comme si tout était corrompu. Harpagon est un père dont les enfants souhaitent qu’il meure ! Dès les premières scènes, dans ce qu’on dit de lui – “de tous les humains le moins humain” –, on est glacé, on frémit, on croit l’entendre marcher dans la maison. »
Puis, en jubilant, avec ce petit rire maniaque qu’il avait, Bouquet avait murmuré comme s’il avouait un crime : « Quand je joue Harpagon, je pense à Staline ! »
Jouer c’est sérieux
Avec lui, nous étions dans le vrai. L’acteur est là devant nous, en chair et en os, avec son aura, étrangement libre et désarmé, nu, précis face au silence et au vide. Quoi qu’il joue – Mitterrand dans Le Promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian, un mari trompé chez Chabrol ou un ancien nazi dans Avant la retraite de Thomas Bernhard –, Michel Bouquet nous regarde comme un pitre hanté qui se souvient d’Anouilh, Pauvre Bitos !, et de Beckett. Il nous impose une stupeur sèche – sa signature, son style. Ce n’est pas une affaire de technique, il faut une vision.
Avec une douce ironie, sans se vanter, Bouquet alliait le désespoir et la grâce, il était sans illusion, il n’avait pas besoin de mentir pour vivre ; il n’en était ni heureux ni malheureux. Il avait seulement le goût des cimes. Comédiens, journalistes, anciens élèves du Conservatoire, on savait tous son intransigeance et sa courtoisie dans la vie. Mais au théâtre, l’anxiété, l’effroi, cet essaim d’idées noires qui l’environne, tout cela reste énigmatique. Avec lui, ce qui est vivant, ce qui furtivement s’incarne, c’est une pensée, un désir, une folie : tout ce qui, à un moment donné, habite son cerveau.
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Beaucoup d’acteurs sont capables de s’émouvoir sans jamais rien ressentir, lui, c’est le contraire : il semble tout ressentir froidement sans s’émouvoir. C’est un cœur de pierre qui brusquement se met à battre – et comme Robespierre, il est incorruptible.
Il n’aimait pas les interviews, il préférait la conversation. Michel Bouquet était intense, profond, soumis à je ne sais quelle sommation de l’intelligence, enclin à méditer non pas en intellectuel mais comme un ouvrier de l’âme. Ce n’est ni le charme ni l’emphase des monstres quand ils sont sacrés, un Harry Baur, un Galabru, un Luchini, dont je parle, il s’agit d’autre chose. Une forme rare de modestie qu’on peut méprendre pour de l’orgueil.
Quel était son secret ?… Qui n’a pas de secret n’a pas d’âme, il en avait mille.
Il aimait le moment où, à la fin du spectacle, l’acteur s’incline pour saluer le public – lui, il était transfiguré, il avait l’air de revenir d’un autre monde. Il aimait à citer cette phrase de Jacques Copeau : « Il ne faut pas craindre de garder longtemps cet air un peu hagard de ceux qui cherchent ; le regard de ceux qui croient avoir trouvé s’éteint. »
Sur scène, il était inviolable – seul comme un arbre.