Après Le Complexe d’Orphée, Jean-Claude Michéa gratifie nos amis degauche d’un nouvel essai méchamment percutant : Les mystères de la gauche. Qu’est-ce donc que la gauche française ? Une alliance entre socialistes et syndicalistes révolutionnaires d’un côté, bourgeois libéraux progressistes de l’autre, nouée à l’issue de l’affaire Dreyfus contre les nostalgiques de l’Ancien Régime, répond l’auteur. Cet attelage boiteux expliquerait le divorce entre un socialisme foncièrement conservateur et une gauche qui applique le programme révolutionnaire du capitalisme. Allons y voir de plus près.
En vulgarisant la notion orwellienne de common decency, le philosophe montpelliérain a érigé la décence commune des petites gens en socle moral contre le règne libéral du Droit et du Marché. Mais en associant systématiquement l’éthique du don – donner, recevoir-rendre – à un peuple idéalisé, notre auteur montre qu’il a légèrement perdu le contact avec les couches populaires. Aussi enracinés soient leurs représentants, ils aspirent néanmoins, dans leur grande majorité, à devenir des consommateurs insérés dans la mondialisation. Après des décennies d’immersion dans le grand bain de la publicité et du marketing, on peut même juger obsolète la distinction qu’établit Christopher Lasch entre « culture de masse » et « culture populaire ». Et le succès passager du slogan sarkozyste « Travaillez plus pour gagner plus » illustre la mainmise de l’imaginaire quantitatif sur le prolo paupérisé. Bref, entre défendre le peuple ou l’idée du peuple, il faut hélas choisir ![access capability= »lire_inedits »]
Toute une tradition occultée du socialisme « utopique » (Leroux, Fourier, Proudhon) et du syndicalisme révolutionnaire (Sorel) a retrouvé une seconde jeunesse par l’entremise de Michéa. Mais suffit-il pour autant d’actualiser les « intuitions fondatrices de la critique socialiste originelle » pour s’émanciper de la société de marché ? Même en cas d’abolition brutale de l’ordre économique capitaliste, la fin de toutes les nuisances – sanitaires, psychologiques, culturelles, etc. – de la modernité n’est pas pour demain. Comme le soulignait le regretté Jaime Semprun, le système de Michéa « fait commodément disparaître le processus d’aliénation de l’ancien mouvement ouvrier, la formation de la bureaucratie moderne, la soumission au développement technologique […] et aussi bien les échéances très concrètes qui marquent la disparition de certaines possibilités historiques, qui ne reviendront plus »[1. René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, EDN, 2008.]. N’est-il pas déjà trop tard pour lancer une insurrection anthropologique ?
Michéa brise l’idole marxiste de la croissance perpétuelle par le « développement des forces productives ». S’il souhaite un « atterrissage en douceur » vers une société post-capitaliste où l’échange marchand cèderait le pas au don, il reconnaît deux types de difficultés : démanteler l’État-Providence sans casse sociale ; gérer localement les ressources sans risques de pénurie. Que la tentation de Tarnac séduise théoriquement une frange du lectorat de Michéa est une chose, que ces individus – dont je suis – abandonnent concrètement leur confort pour élever des brebis avec René Riesel en est une autre. Car le renoncement à la société d’abondance pourra peut-être se passer d’armes et de haine, certainement pas de violence….
Rarement intellectuel n’aura traqué la bien-pensance libérale de droite (le divin marché) et de gauche (le divin progrès) comme Michéa. Objectons cependant que la conclusion optimiste des Mystères de la gauche – « le monde ne pourra véritablement changer en bien » que si « chacun […] est disposé, dans sa vie quotidienne, à y mettre un peu du sien » – confine au vœu pieux. Camarade, encore un effort pour ne plus être progressiste ![/access]
Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu (Climats).
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