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Michéa et les bons esprits


Montage : http://cuicuifitloiseau.blogspot.com

Depuis quelques années, de bons esprits s’emploient à démontrer les inconséquences (ou les dangereuses conséquences) du progressisme, à en démonter les mystifications et à dénoncer cette forme nouvelle d’inquisition dont les dogmes sont l’antiracisme, la haine des limites, le mépris du peuple et l’éloge obligatoire du déracinement.

Ces bons esprits, dont certains ont su trouver un succès justifiant les espoirs des franges les plus lucides de la population française, sont souvent de bons républicains, nostalgiques d’une nation une et indivisible où l’École éduquait, où le passé n’était pas nié ou présenté comme une suite de massacres et d’injustices, où l’immigré s’intégrait à une culture respectée, où la France rayonnait par ses arts, ses lettres… et sa force de frappe atomique. De droite, de gauche, parfois − mais très rarement − du centre, ces bons esprits admirent généralement la belle langue classique du général de Gaulle, la rigueur de Pierre Mendès France, le Parti communiste français des années 1950, les plus réactionnaires d’entre eux cultivant même une tendresse particulière pour Richelieu et Louis XIV. [access capability= »lire_inedits »]

Défenseurs de belles traditions françaises, ces érudits ont le grand mérite de mettre en transe l’inquiétante Clémentine Autain, de croiser le fer avec le sinistre Bégaudeau et de contester les nombreux mutins de Panurge régulièrement lancés sur le marché de la culture et de la politique.

Notons enfin qu’ils se sont souvent manifestés par leur attachement à la souveraineté nationale et par leur refus, au nom de l’un et de l’indivisible, du « communautarisme et de ses démons ». Tout cela n’a rien de bien exaltant mais s’avère plus sympathique que les divagations d’Attali sur le nouvel ordre nomade.

Une lecture superficielle du dernier livre de Jean-Claude Michéa, qui voudrait le récupérer au profit d’une quelconque politique (par exemple celle du triste Mélenchon ou d’un souverainisme d’avant-hier) pourrait suggérer que notre philosophe orwellien est dans la ligne de ces bons esprits.

Certes, Michéa partage nombre de leurs cibles, et critique justement la passion délirante pour toutes les innovations à laquelle on reconnaît la gauche la plus moderne. Il analyse finement la conjugaison, chez le lecteur de Libé (archétype du bourgeois de gauche), de la fascination pour la « caillera » et du dégoût pour le peuple ; et relève enfin la contribution des nouvelles gauches (les nouvelles radicalités chères aux Inrocks et à Toni Negri) aux figures les plus modernes de l’aliénation. Ce sont là des critiques et des réflexions qu’il a en commun avec un Alain Finkielkraut ou un Éric Zemmour.

Or, l’originalité et la force particulière de la pensée de Michéa se trouvent davantage dans les prémisses de sa critique de la modernité, dans les raisons et les fidélités historiques qu’il dresse face à l’impasse libérale, que dans ses convergences avec tel ou tel esprit « réactionnaire ».

En effet, pas plus qu’il ne s’oppose à l’état présent du monde au nom du rétablissement de l’ordre gaulliste (version Zemmour), il ne se satisfait pas du conservatisme élégant et désabusé d’un Finkielkraut que la barbarie contemporaine trouble et indispose.

Sa pensée s’obstine à chercher les voies de l’émancipation − un gros mot pour beaucoup de nos intellectuels qui se vouent désormais aux luttes pour la parité et contre les discriminations − en méditant sur les conditions d’une démocratie authentiquement populaire, où le peuple ne serait plus le souverain abstrait[1. Cette masse anonyme qui se fait représenter et que l’on invoque en période électorale. des démocraties libérales mais une fraternité d’hommes libres et responsables.].

Par ces « temps de basses eaux » (Castoriadis) et d’inculture généralisée, c’est l’une des singularités de Michéa que de renouer le fil d’une tradition socialiste et anarchiste dont le développement fut brisé par l’hégémonie marxiste-léniniste sur le mouvement ouvrier, puis par la domination stalinienne sur les partis des classes populaires[2. « Il faut savoir finir une grève », disait le gros Thorez, avant d’aller dîner avec les représentants de la social-démocratie patronale.], et enfin par la liquidation des derniers résidus du socialisme[3. Et donc de l’opposition radicale à la vision libérale de l’homme en société.] de la part d’une gauche trop heureuse de jouir des bienfaits de la mobilité et des bénéfices de la spéculation.

Michéa remet cette tradition à jour en refusant l’atomisation des sociétés libérales avancées autant que les phantasmes d’homogénéité qui animent les idéologies totalitaires. Son opposition − dès leur apparition sur la scène historique − aux illusions du progrès et aux idoles de la croissance et du développement industriel pourrait inspirer des politiques alternatives ainsi qu’une critique sociale qui ne serait plus la chasse gardée des intellectuels professionnels.

Dans cette filiation socialiste et anarchiste, on retrouve la critique de l’individualisme des Lumières par le socialiste français Pierre Leroux, la défense et l’illustration de la « décence commune » − cette capacité morale de l’homme du commun à refuser l’ubris et « les choses qui ne se font pas » − par George Orwell, mais aussi les différentes expériences de l’anarcho-syndicalisme et l’analyse des conditions anthropologiques du capitalisme par le Pasolini des Écrits corsaires.

Ces références offrent de beaux outils pour saisir et combattre le système de servitude mondialisée sans céder aux nostalgies autoritaires de certains bons esprits impatients. La pensée de Michéa, qui s’inscrit dans cet héritage et le complète[4. En s’inspirant notamment des travaux des psychanalystes sur les pathologies de l’individualisme contemporain.] a le mérite de se livrer à un démontage global de la modernité techno-libérale.

Jean-Claude Michéa n’est pas de ceux qui se lamentent des conséquences dont ils chérissent les causes, selon le mot toujours actuel de Bossuet. Ni de ceux qui dénoncent l’horreur de la transgression dans les escroqueries sans-papiéristes ou le tag d’un crétin à capuche tout en ménageant les manipulations génétiques ou l’installation d’une centrale nucléaire de nouvelle génération. C’est décidément un auteur que nos bons esprits devraient lire et méditer.[/access]

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Octobre 2011 . N°40

Article extrait du Magazine Causeur



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est un agent de bibliothèque "anarchriste". Il collabore à Éléments et au Spectacle du Monde.

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