Michéa répond aux chasseurs de sorcières


Michéa répond aux chasseurs de sorcières

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Jean-Claude Michéa est philosophe. Il a récemment publié un livre d’entretiens croisés avec Jacques Julliard, La Gauche et le Peuple (Flammarion, 2014).

Daoud Boughezala : Pourvu de sa machine à remonter le temps, Philippe Corcuff vous catapulte dans les années 1930 en vous rapprochant du « postfascisme », tandis que Jean-Loup Amselle fait de vous l’un des nouveaux « Rouges-Bruns ». Un tel lynchage marque-t-il la vengeance du « parti de demain » à l’encontre des empêcheurs de penser en rond ?

Jean-Claude-Michéa : Guy Debord disait de la société libérale qu’elle entendait être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. D’où la nécessité idéologique qui est la sienne de définir en permanence une figure politique du pire, que cette figure corresponde à une réalité effective (la Russie de Staline, l’Allemagne nazie) ou qu’elle soit délibérément fabriquée par la machine médiatique et universitaire. Pendant la plus grande partie du xxe siècle, c’est l’invocation rituelle de la « main de Moscou » – bel exemple, au passage, d’une « théorie du complot » – qui a ainsi permis de discréditer a priori toutes les tentatives des classes et des peuples opprimés pour se défaire de la domination capitaliste, qu’il s’agisse, par exemple, de l’Iran de Mossadegh, du Congo de Patrice Lumumba ou du Chili de Salvador Allende. Naturellement, la chute de l’empire soviétique allait contraindre les évangélistes libéraux à revoir entièrement leur copie. C’est dans ce nouveau contexte géopolitique – qui est aussi celui de la conversion accélérée de la gauche au libéralisme de Frédéric Bastiat – que l’ancienne rhétorique maccarthyste a progressivement cédé la place à l’idée selon laquelle toute critique de la dynamique modernisatrice du capitalisme devrait dorénavant être médiatiquement présentée comme « réactionnaire », « conservatrice » ou « passéiste »[1. Dans une lettre de 1993, Debord précisait que les progrès à venir de la société du Spectacle auraient pour cadre privilégié la lutte contre « le racisme, l’anti-modernisme et l’homophobie ».]. Ou même, pour les moutons les plus enragés du troupeau, comme le fait d’abominables « Rouges-Bruns » – libre adaptation moderne du vieux concept d’« hitléro-trotskystes » – puisant leur véritable inspiration dans les sinistres années trente..[access capability= »lire_inedits »]
De ce point de vue, les pamphlets d’Amselle et de Corcuff (le premier du genre avait été commandé à Daniel Lindenberg, en 2002, par la fondation Saint-Simon) s’inscrivent clairement dans cette nouvelle orientation stratégique de la classe dominante. Tout au plus, observera-t-on qu’Amselle a sans doute poussé le bouchon un peu loin, au risque d’apparaître contre-productif aux yeux même de ses commanditaires. Il faut dire que parmi les penseurs qui ont, selon lui, contribué à préparer, d’une façon ou d’une autre, le « racisme qui vient » – et le règne concomitant des « nouveaux Rouges-Bruns » – on trouve aussi bien Karl Marx et Joseph Proudhon que Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola, Noam Chomsky, Louis Dumont, Pierre Clastres, Marshall Sahlins, Marcel Mauss, Alain Caillé, Serge Latouche, Pier Paolo Pasolini, Antonio Gramsci (ce dernier parce qu’il aurait, selon Amselle, « idéalisé la paysannerie ») et même Frédéric Lordon. Ainsi – bien sûr – que les partisans de l’écologie, de la décroissance et les « anarchistes de tout poil ». Comme vous le voyez, je ne suis donc pas en si mauvaise compagnie !.

Oublions ces excès. En vous reprochant d’essentialiser « le bon peuple », censé être l’éternel dépositaire de la « décence commune », Amselle ne touche-t-il pas votre talon d’Achille ?

Si tant d’universitaires de gauche m’attribuent spontanément une vision aussi platonicienne du peuple – je laisse évidemment de côté le cas des falsificateurs professionnels – c’est, en général, parce qu’ils ne parviennent toujours pas à comprendre que l’idée orwellienne selon laquelle les « gens ordinaires » (à la différence des élites) restent encore globalement attachés – dans leur vie quotidienne – aux principes minimaux de la « décence commune » n’implique en rien que leur conscience politique ne puisse être simultanément aliénée. On peut assurément être « quelqu’un de bien » – c’est-à-dire loyal et généreux dans ses rapports avec ses proches – tout en souscrivant, par ailleurs, au culte de la « croissance » et de la consommation, en absorbant naïvement tous les discours officiels sur la « nécessité » des réformes libérales, voire en entretenant sur des cultures plus lointaines un certain nombre de préjugés ethnocentriques. Tout ce qu’on peut dire – et Orwell ne disait rien de plus –, c’est qu’un mouvement politique qui tournerait ostensiblement le dos (que ce soit au nom de son « relativisme culturel », de l’idée que « le monde bouge » ou de la croyance selon laquelle « la fin justifie les moyens ») à l’idée populaire qu’« il y a des choses qui ne se font pas » – comme, par exemple, manquer à sa parole ou aux devoirs élémentaires de l’amitié – finira toujours, tôt ou tard, par trahir la cause du peuple.

Les anthropologues de la déconstruction n’ont peut-être pas tort de renvoyer des abstractions telles que le « peuple », la communauté et l’identité collective aux limbes d’un passé idéalisé : que cela nous plaise ou non, nous vivons à l’ère de l’individu…

Vous semblez oublier que les sciences sociales s’étaient justement constituées, à l’époque de Durkheim et de Mauss, pour réagir au mythe libéral selon lequel une société pourrait réellement fonctionner sur la base d’un simple accord noué entre des individus « indépendants par nature » et qui, pour reprendre la formule ironique de David Graeber, auraient librement décidé, un beau jour, d’« échanger des peaux de castor » plutôt que de « continuer à s’entretuer ». Or c’est bien à ce mythe libéral qu’Amselle a curieusement  choisi de revenir. De là, bien sûr, son axiome récurrent : « la culture n’existe pas, il n’y a que des individus » (axiome dans lequel on reconnaîtra évidemment un hommage à peine déguisé à la célèbre maxime de Margaret Thatcher : « la société n’existe pas, il n’y a que des individus »). Une fois admis ce dogme thatchérien, il devient alors clair que toute tentative d’« analyser les faits sociaux en termes de communautés » (les Peuls, les Inuits, les Yanomanis, mais aussi la culture ouvrière, la communauté musulmane ou la musique afro-américaine) est condamnée à tomber dans le « piège identitaire » et donc, tôt ou tard, à cautionner les dérives « rouges-brunes ». Pour Amselle, une telle démarche prend nécessairement appui, en effet, sur le mythe d’une « essence éternelle » censée définir chaque ensemble culturel particulier, alors que la moindre observation concrète prouve, au contraire, que toutes les « communautés » évoluent en permanence, sans jamais cesser d’incorporer des apports étrangers, voire, dans certains cas, de se « métisser » entre elles. « Il me semble difficile, écrit-il par exemple, de définir a priori ce que pourrait être la culture d’un peuple français éternel dès lors que le couscous a remplacé la poule au pot du dimanche. » (Faut-il en déduire que le peuple français avait déjà cessé d’exister au xviiie siècle, lorsque la pomme de terre était définitivement entrée dans son alimentation ?) Ce qui frappe ici –  comme Lévi-Strauss lui en avait d’ailleurs fait cruellement la remarque – c’est, bien sûr, l’incroyable pauvreté philosophique de cette vision de l’identité culturelle. Il ne vient jamais à l’esprit d’Amselle, en effet, qu’une chose puisse demeurer relativement « la même » – les anciens Grecs citaient déjà l’exemple des fleuves – tout en changeant perpétuellement de forme et de contenu. Et sans même se donner la peine d’ouvrir un seul livre de Vincent Descombes – qui est pourtant, en France, le philosophe qui a étudié avec le plus de sérieux cette question de l’identité –, il aurait pu au moins réfléchir un instant à la célèbre réponse que George Orwell opposait déjà, dans Le Lion et la Licorne, à tous les Amselle de son temps : « Qu’est-ce que l’Angleterre de 1940 peut bien avoir en commun avec celle de 1840 ? Mais aussi, qu’avez-vous de commun avec l’enfant de cinq ans dont votre mère garde précieusement une photographie ? Rien, si ce n’est que vous êtes la même personne. » Pour mesurer à quel point un tel nominalisme est particulièrement absurde, il suffit, du reste, d’en transposer le principe à l’univers du langage. Personne ne contestera, en effet, que la langue française soit apparue à un moment donné de l’histoire (elle n’existe évidemment pas « de toute éternité »), ni qu’elle n’ait cessé, depuis lors, d’évoluer dans son lexique, sa syntaxe et son orthographe, ni d’incorporer en permanence quantité d’éléments étrangers. Pour autant, y aurait-il le moindre sens à en conclure que la langue française n’existe pas et que tout combat politique destiné à en défendre le génie particulier est nécessairement « fasciste » ? Le paradoxe – mais il n’est qu’apparent –, c’est que cet effroi incessant, que Jean-Loup Amselle nous dit éprouver devant toute idée de culture commune ou de sentiment d’appartenance (dans sa volonté ultra-libérale d’en finir avec tous ceux qui voudraient « s’opposer à l’ouverture à tout vent de l’économie de notre pays », il va même jusqu’à comparer la marinière d’Arnaud Montebourg à la « quenelle » de Dieudonné), le conduit à son tour à s’embourber dans des contrées idéologiques pour le moins marécageuses. À partir du moment, en effet, où il ne saurait exister la moindre « communauté musulmane » ni la moindre « culture juive » (s’il « n’existe que des individus », ce sont bien là des concepts « essentialistes » et donc virtuellement « fascistes »), comment pourrait-on encore s’étonner de la morale politique à laquelle notre veuf inconsolé de la Dame de fer se découvre finalement contraint d’aboutir ? « Davantage que l’antisémitisme ou l’islamophobie, écrit-il ainsi, me paraissent donc être plus néfastes encore leurs figures symétriques et inverses : le philosémitisme et l’islamophilie » (qu’est-ce donc que ce peuple juif – tient-il même à préciser – « que l’on aurait à “aimer” » ? »). Au vu de cette conclusion assez inquiétante, je ne suis pas sûr que Jean-Loup Amselle soit vraiment l’intellectuel de gauche le mieux placé pour s’arroger le droit de dénoncer urbi et orbi tous ces nouveaux « Rouge-Bruns » qui – à l’en croire – monopolisent aujourd’hui l’exercice de la parole.

S’il reste un peuple français, une partie croissante de celui-ci se reconnaît dans votre critique du « libéralisme libertaire ». Pourtant, votre œuvre s’inscrit dans une certaine tradition socialiste libertaire. Ne devrait-on pas réhabiliter ce beau mot de libertaire ?

Face au brouillage idéologique orchestré par les nouveaux chiens de garde, il devient effectivement urgent de réapprendre à distinguer le véritable esprit libertaire de ses innombrables contrefaçons libérales. Sous peine de finir par confondre Nestor Makhno et Pierre Kropotkine avec Milton Friedman et Pierre Bergé (à l’image, par exemple, de ces étranges « libertaires » néo-eugénistes qui défendent aujourd’hui la « PMA pour tous », quitte à devenir ainsi la nouvelle avant-garde militante du meilleur des mondes). La sublime Colette Magny avait pourtant répondu par avance à tous ces savants confusionnistes. « Lorsque l’humanité sera enfin sage, chantait-elle en 1965, nous passerons de la compétition dans l’individualisme, à l’individualité dans la coopération. » Je n’ai rien à ajouter, bien sûr, à une formule d’une telle précision philosophique. Sinon, peut-être, cette autre formule attribuée à Churchill : « La prochaine fois que le fascisme reviendra, ce sera sous le masque de l’antifascisme. »[/access]

*Photo : Hannah.

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Janvier 2015 #20

Article extrait du Magazine Causeur



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