Il y exactement un an, le 17 juillet 2014, un Boeing 777 de Malaysia Airlines qui effectuait un vol reliant Amsterdam et Kuala Lumpur, a été touché par un missile, alors qu’il volait à 10 000 mètres au-dessus de l’est de l’Ukraine. Les 283 passagers et les 15 membres d’équipage ont tous péri dans le crash, qui a projeté leurs corps et les débris de l’avion sur un très large périmètre. Le choc était terrible et la crise ukrainienne, déjà sanglante et compliquée, semblait prendre une tournure nouvelle.
Un an plus tard, force est de constater que le souvenir même de cet événement gravissime a disparu de nos écrans radars. Ce qui a commencé un jeudi après-midi comme un flagrant délit, susceptible de changer le cours de l’histoire de la région, est devenu à force de négations, de mensonges et de falsifications (en toute logique, quelqu’un ment systématiquement et de manière éhontée), un dossier indéchiffrable. Et plus personne n’y voit clair.
Mais cette tragédie nous offre une occasion d’observer de près les mécanismes qui construisent ce que nous appelons la mémoire. Pour en comprendre l’enjeu, il suffit de se poser la question suivante : que se serait-il passé si un tel incident survenait au-dessus d’une zone où l’armée française/américaine est active, et s’il impliquait un matériel militaire de fabrication française/américaine ? On peut, sans grand risque de se tromper, supposer que les choses n’en seraient pas restées là et que la voix des familles de victimes serait bien plus audible.
Or comment construire la mémoire d’une telle tragédie dans le concert de versions contradictoires que n’en finissent plus de donner les protagonistes ? Parmi les 298 victimes, 193 étaient de nationalité néerlandaise. Outre le gouvernement ukrainien, les séparatistes de l’est du pays et les autorités russes elles-mêmes, les Pays-Bas ont donc largement pris part aux enquêtes visant à identifier les responsables de la pire catastrophe aérienne de son histoire. Mais depuis le premier jour, les dépêches se suivent et ne se ressemblent pas.
Aujourd’hui, selon CNN, le rapport de l’enquête du conseil de sécurité néerlandais apporte la preuve que l’avion a été abattu par un missile sol-air Buk, de fabrication russe, tiré depuis un village contrôlé par des rebelles pro-Russes. Mais même dans le cas – fort improbable – où l’enquête russe menée parallèlement ne contredirait pas une telle conclusion, il y a peu de chances que cette information s’impose dans les esprits comme une vérité définitive.
Et pour cause : dès le 17 juillet 2014, Interfax (sorte d’AFP russe) déclare que l’appareil a été abattu par des Ukrainiens dont l’objectif était d’atteindre l’avion de Vladimir Poutine qui aurait traversé, en revenant du Brésil, le même secteur à des horaires proches et portait des couleurs semblables au Boeing malaisien. Et ce même si, sur la suite de son trajet, l’avion présidentiel russe a survolé la Pologne et non l’Ukraine. Comme les trajets de l’avion présidentiel sont toujours tenus confidentiels, Le Figaro qualifie cette hypothèse de « théorie du complot »…
Mais ce n’est pas tout. Le 18 juillet, le journal russe Politikus affirme que l’avion aurait été touché par un missile air-air, au vu des déchirures horizontales observées sur ses ailes. La chaîne de TV Russia Today rapporte quant à elle que des témoins ont vu des avions de chasse ukrainiens poursuivre l’avion malaisien. Ce même jour, le Conseil de sécurité de l’ONU se réunit pour demander l’ouverture d’une enquête.
Le 21, le général russe Andreï Kartapolov signale que des batteries de missiles sol-air de l’armée ukrainienne étaient stationnées dans les environs de Donetsk, photos satellites à l’appui, et se demande « contre qui étaient dirigées ces armes antiaériennes alors que tout le monde sait que les combattants séparatistes n’ont pas d’aviation ». En mai 2015, l’analyse de ces preuves conclura qu’il s’agit de photos du mois de juin, retravaillées numériquement.
Mais en attentant, le lendemain, 22 juillet 2014, un article du Corriere della Sera fait état d’un entretien avec un milicien sécessionniste chargé de garder les corps, qui confirme indirectement le fait que l’avion aurait été abattu par ses propres troupes : il dit avoir été envoyé à la recherche de l’équipage de l’appareil militaire (croyait-il) qui venait d’être abattu, et avoir trouvé les corps des passagers du vol.
Pendant ce temps, des séparatistes pro-russes remettent deux boîtes noires aux autorités malaisiennes qui les remettent elles-mêmes aux Pays-Bas. Et le 23 juillet, Alfred de Montesquiou, journaliste de Paris Match, estime très probable, vu la trajectoire de l’avion et de la chute des débris, que le tir vienne, comme annoncé par les services de renseignements ukrainiens, de Snijne, ville qui avait subi une attaque aérienne deux jours auparavant et qui aurait dû être survolée par le vol MH17.
Le même jour, Kelsey D. Atherton du magazine Popular Science remet en question la théorie du missile air-air tiré par un avion Soukhoï SU-25 qu’il considère comme peu vraisemblable. L’auteur explique notamment que le SU-25 est un avion d’attaque au sol et que son plafond opérationnel n’excède pas 23 000 pieds (soit environ 7 000 mètres). Atherton relève aussi que le 21 juillet une IP de Moscou a édité la page Wikipedia russe consacrée au SU-25 pour modifier le plafond opérationnel annoncé pour le porter à 10 000 mètres, contrairement à ce qui figure sur le site du constructeur.
Le 25, RIA Novosti (agence de presse russe pro-gouvernementale) déclare que des informateurs de l’armée ukrainienne leur auraient fait part de manœuvres d’entraînement de défense anti-aérienne par des missiles Buk-M1 dans la banlieue de Donetsk, qui se seraient déroulées au moment de l’incident.
Le 6 août, le service Special Monitoring Mission (SMM) de l’OSCE reconnaît que les services d’urgence de la « République populaire de Donetsk » ont fait un travail sérieux, accompagnant et protégeant leurs équipes internationales d’observation (experts malaisiens, néerlandais et australiens) sur le lieu du crash.
Enfin, le 30 janvier 2015, Mediapart publie une enquête du site d’investigation berlinois CORRECT!V qui affirme que l’avion du vol MH 17 aurait été abattu par un missile Buk-M1 tiré par un officier russe. Le site incrimine également les pratiques de l’armée ukrainienne, dont les avions de chasse auraient pour habitude de se fondre dans le trafic civil.
En mars 2015, les fragments prélevés dans les débris par le correspondant de l’émission RTL Nieuws Jeroen Akkermans et son caméraman sont identifiés par des experts de IHS Jane’s comme provenant d’un missile Buk. Le 12, l’agence Reuters publie l’interview d’un témoin, qui affirme avoir vu un missile lancé depuis un territoire tenu par l’armée ukrainienne. Puis, hors micro, le témoin revient sur ses dires, expliquant que le missile provenait d’un territoire occupé par les rebelles…
Mais après publication de l’article, le témoin dément avoir tenu ses dernières paroles. Il accuse l’agence Reuters d’avoir intentionnellement déformé ses propos concernant le lieu de départ du missile qui aurait abattu le Boeing. Dans ces conditions, comment démêler le vrai du faux ? Pour qu’un événement fasse date, pour qu’il marque les esprits au point d’entrer dans notre mémoire collective, encore faut-il qu’une version des faits s’impose, voire qu’on nous l’impose.
Aujourd’hui, en France, il faut « être Charlie », ou se positionner clairement comme un adversaire de la République laïque. Mais qui pleure encore les passagers du vol MH17, sans les confondre avec ceux du vol MH370, dont on n’a jamais retrouvé la trace ? La mémoire collective se construit sur la base d’un large consensus, qu’il suffit donc de rendre impossible pour maintenir le doute. A l’avenir, on ne parlera sans doute plus que du « mystère » du crash de l’avion de Malaysian Airlines abattu le 17 juillet 2014.
*Photo : Flickr.com
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