Causeur – Après l’élection de Donald Trump, pensez-vous que l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) puisse être modifié ? Quelles pourraient en être les conséquences pour l’économie mexicaine, dont 80% des exportations sont destinées aux Etats-Unis ?
Alain Musset – Tout ça c’est du « blabla ». C’est une question qui préoccupe évidemment beaucoup les Mexicains, quel que soit leur bord politique et leur intérêt avec les Etats-Unis. Mais je ne pense pas que Donald Trump puisse changer quoi que ce soit dans le traité de libre-échange avec le Mexique. Le Canada a aussi des choses à dire dans ce domaine. Et même si on considère que les Etats-Unis ont beaucoup perdu dans cet ensemble, ils ont autant gagné que le Mexique, peut-être même plus. Les deux économies sont maintenant complètement imbriquées l’une dans l’autre, non seulement sur le plan des exportations ou importations, mais aussi sur le plan des investissements. Changer les choses mettrait en difficulté l’économie américaine et l’économie mexicaine. Les Mexicains qui perdraient alors leur emploi au sud du Rio Bravo iraient ailleurs pour en trouver, toujours aux Etats-Unis. Si Trump crée, comme il le prétend, beaucoup d’emplois aux Etats-Unis, il n’aura pas la main d’œuvre nécessaire pour alimenter les usines, notamment pour les travaux peu qualifiés. Il ne touchera probablement rien qui risquerait de mettre en péril l’équilibre continental.
Il a néanmoins parlé d’empêcher des délocalisations, au Mexique notamment, et de punir les entreprises qui s’y risqueraient…
Depuis la mise en place de l’ALENA en 1994, on n’est plus dans cette relation étroite qui existait entre le Mexique et les Etats-Unis fondée sur l’industrie (vêtements, automobile…) où l’on délocalisait les fonctions d’assemblage des usines, où on pensait d’un côté et assemblait de l’autre. J’ai l’impression que Trump en est resté là. Les entreprises qui portent le plus préjudice aux Etats-Unis ne sont pas les entreprises américaines qui sont installées au Mexique mais celles qui ont délocalisé en Chine. Le Mexique a d’ailleurs subi la concurrence chinoise de plein fouet, notamment dans le domaine de l’habillement ou des jouets. Si la main d’œuvre mexicaine est moins chère que la main d’œuvre américaine, elle n’est pas compétitive par rapport à la main d’œuvre chinoise.
Pris entre leur héritage précolombien et l’ « American Way of life », 66,5% des Mexicains s’opposent à la construction du mur promis par Donald Trump. Son élection peut-elle avoir des conséquences, à long terme, sur leur mode de vie ?
Trump est un détail. Si l’influence américaine est très forte du côté mexicain, l’inverse est aussi une réalité qu’on a tendance à oublier. Sur plus de trente millions d’individus d’origine mexicaine installés aux Etats-Unis, beaucoup continuent à parler à espagnol, à manger mexicain, à vivre « à la mexicaine ». Des liaisons et des identités transnationales se sont créées. L’année dernière, un groupe de musique mexicain, Los Tigres del norte, a obtenu son étoile sur le « Walk of Fame » de Hollywood. Ce n’est pas l’arrivée de Trump qui va changer quoi que ce soit, ça dépasse très largement Trump. Il a mis de l’huile sur le feu mais ça n’aura aucune influence là-dessus. Les Mexicains continueront à être à la fois fascinés et révulsés par les Etats-Unis. Je les vois mal inventer une contre-révolution culturelle pour s’imposer face aux délires de Trump.
Le Mexique est désormais la 10ème puissance économique mondiale (juste derrière la France) mais 53% de sa population vit sous le seuil de pauvreté. Peut-on imaginer voir le gouvernement mexicain s’attaquer véritablement à la corruption dans le pays ?
La corruption est endémique au Mexique, à tous les niveaux. C’est une des raisons pour lesquelles le Mexique perd en compétitivité par rapport à d’autres pays. Dans l’état actuel des choses, le gouvernement ne peut pas vraiment lutter, tout est trop imbriqué. Environ 70 % des municipalités sont gangrénées par le narcotrafic. Il est quasiment impossible de lutter contre ça. La guerre contre le narcotrafic a fait presque 100 000 morts depuis 2006. Des efforts ont été faits sur la répression mais il faudrait frapper les narcotrafiquants au niveau financier, ce qui est très difficile à faire puisque l’argent ne reste pas au Mexique, et alimente, entre autres, les banques américaines.
Et envisager une meilleure répartition des richesses ?
Environ 40 % de la population mexicaine est en état de vulnérabilité. Selon l’OCDE, les 10 % des plus riches gagnent vingt-cinq fois plus que les plus pauvres. C’est encore un pays émergent mais les fruits de la croissance sont mal partagés. Pour mieux les répartir, il faudrait évidemment un système beaucoup plus fort pour essayer de compenser les inégalités et avoir une justice sociale. Ni le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) ni le Parti d’action nationale (PAN) n’y parviendront : tous les deux sont dans une logique de politique néolibérale préconisant le retrait de l’Etat, l’abaissement des prestations sociales, la tentative de maintenir la compétitivité du pays par des bas salaires… Ce qui n’est, d’après moi, pas la solution.
Depuis quelques années, le Mexique semble prendre la voie d’une démocratie réelle. Outre les trois partis traditionnels, le Parti révolutionnaire institutionnel, le Parti d’action nationale et le Parti de la révolution démocratique, d’autres formations politiques ont émergé : le Parti d’Alternative sociale-démocrate, le parti de la nouvelle alliance, les Verts… Même « l’Armée zapatiste de libération nationale » souhaite présenter une candidate à la prochaine présidentielle. Peuvent-ils peser plus fortement dans les élections à venir ?
Il ne faut pas se faire d’illusions : il y a, certes, de nouveaux partis sur la scène politique mais les Verts, par exemple, pourraient tout à fait appartenir à la droite la plus dure.
« L’Armée zapatiste de libération nationale », elle, pourrait présenter une véritable alternative mais elle n’est pas aussi populaire que ce qu’elle a été ou que ce qu’elle croit être. La stratégie de confinement menée par l’Etat mexicain a très bien marché: le Chiapas est isolé. Et il y a toujours des assassinats de leaders zapatistes, c’est donc assez compliqué. D’autant plus s’ils présentent une candidate indigène: le Mexique reste un pays machiste et raciste, je ne suis pas certain qu’elle puisse recueillir un grand nombre de voix.
Le système mexicain est complètement verrouillé. Il faudrait faire une réforme constitutionnelle pour en finir avec les blocages. S’il y a aujourd’hui une alternative possible au PRI, le système politique actuel fait que ce sont toujours les mêmes politiciens que l’on voit, à des postes différents. Le jeu reste donc complètement bloqué. J’ai des doutes sur une véritable démocratie mexicaine.
Géographe, Alain Musset est directeur d’étude à l’EHSS et spécialiste de l’Amérique latine. Il est notamment l’auteur de Que sais-je ? Le Mexique (Puf) et Géopolitique des Amériques (Nathan).
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