Le mois de janvier serait-il propice aux scandales littéraires liés à la pédophilie? Il y a un an paraissait Le consentement de Vanessa Springora. Ce 5 janvier est paru au Seuil La familia grande de Camille Kouchner. Comme l’an dernier quasiment jour pour jour, médias et réseaux s’affolent: un scandale à se mettre sous la dent, des anathèmes à lancer, une meute à abattre!
Le style est vif, sans pathos, quelquefois un peu haché, comme un essoufflement
La France entière est au courant, mais l’usage veut tout de même que l’on rappelle ici le pitch. Sur fond de permissivité soixante-huitarde, le politologue Olivier Duhamel aurait abusé sexuellement du frère jumeau de Camille Kouchner, encore adolescent. S’ensuit le lynchage désormais habituel, de l’accusé, d’Elisabeth Guigou (une proche de la famille), du directeur de Science-Po (où régnait Duhamel) ou plus récemment d’Alain Finkielkraut, qui s’est exprimé sur LCI. L’antenne lui est désormais interdite. Ce n’est certainement pas du ressort de cette petite chronique littéraire de juger les propos du philosophe, même si tout lynchage m’est insupportable. Elisabeth Levy s’exprime longuement à ce sujet dans nos colonnes. La vox populi est en émoi; nous le savons depuis Sophocle: l’inceste est le tabou ultime qui ébranle les fondations de notre condition d’humains. Selon Claude Levi-Strauss, son interdiction structure toute société.
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Mais comme à l’accoutumée, on en oublie que La familia grande demeure avant tout un objet littéraire. Spoiler: c’est un bon livre. Le style est vif, sans pathos, quelquefois un peu haché, comme un essoufflement. L’auteur est dans l’urgence, car comme Springora, ce sont des mots qui délivrent de l’emprise, ou dans le cas de Camille Kouchner du poids du secret. Ce secret qu’elle qualifie d’hydre, et qui au sens propre du terme, l’étouffe. L’universitaire en droit souffrira longtemps de pathologies pulmonaires dont la cause resta inconnue. Les mots lui permettront de sectionner définitivement les têtes de la bête.
La structure du livre se divise en trois actes: enfance, adolescence et âge adulte. Le livre s’ouvre et se referme sur la mort de la mère de l’auteur. Car c’est avant tout un livre sur la mère de Camille Kouchner. Complice de l’ogre mais aussi mère aimante, fantasque, vivante, la professeure de droit Evelyne Pisier est à la fois féministe et soumise à son homme, qu’elle appelle son « mec ». Elle accusera même ses enfants, lorsque le secret fut révélé, de le lui avoir volé. Elle aura cette phrase démente: « C’était des fellations, pas des sodomies, c’est moins grave ». L’hydre réapparaît, se dresse entre la mère et la fille. Et la rupture sera définitive.
L’ombre du suicide plane, tel le fatum, sur la famille Pisier. Le grand-père, la grand-mère et peut-être l’actrice singulière qu’était Marie-France: « elle s’est suicidée, comme les autres », dira-t-on dans la famille. Du suicide de sa mère, Evelyne Pisier ne se remettra jamais. Elle abandonne ses enfants pour le chagrin et l’alcool. Elle-même se suicide à petit feu. La famille Pisier, ce sont les Atrides. Camille semble endosser à elle seule toutes leurs tragédies. Mais son désir n’est pas d’enterrer, mais de déterrer le secret de son frère, son jumeau dont elle ressent le malheur dans sa chair. Déterrer pour enfin tuer l’hydre, tuer le beau-père qu’elle considérait comme son propre père. « Il était solaire, il m’a tout appris, je l’aimais » a-t-elle dit le 13 janvier dans la Grande Librairie (France 5). Des faits, dont tout le monde parle, le livre parle en réalité assez peu. L’inceste est omniprésent, il s’incarne dans l’hydre, mais disparaît dans les mots. Il est l’indicible, on lui règle son compte en quelques phrases, précises, encore une fois sans pathos et cela rend le récit d’autant plus fort.
Le frère jumeau Victor, quant à lui, apparaît peu: il veut disparaître, il fonde vite sa propre famille pour réparer ce qui est sans doute irréparable. Camille, à qui il demande de parler, de trouver les mots qu’il ne trouvera jamais est la vestale du malheur, elle le gardera jusqu’à l’âge adulte avant de s’en libérer pour ne pas mourir. L’ogre apparaît peu également dans le récit. Comme une figure tutélaire, un empereur romain qui règne sur son empire décadent, mais gai cependant. Car oui: Camille affirme avoir gardé un merveilleux souvenir de la Familia Grande et des vacances à Sanary.
L’opinion publique se déchaîne sur les élites de la gauche caviar, toutes pédophiles en puissance. Elle se purge de la liberté sexuelle qui souffla sur la France après 68. Camille Kouchner n’accuse ni l’époque ni son milieu. « J’ai écrit ce livre pour toucher à l’universel » déclare-t-elle encore à la Grande Librairie. Je ne crois pas qu’elle soit entendue, le peuple a besoin de boucs émissaires.
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