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MeToo à Saint-Cyr: un échec, mais un échec de quoi?

La prestigieuse école militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, basée à Guer, a connu une vague d'accusations de violences sexuelles


MeToo à Saint-Cyr: un échec, mais un échec de quoi?
SAINT-CYR-COETQUIDAN, 2002 © JOBARD/SIPA

Sauf à être Jeanne d’Arc, l’armée française demeure un monde d’hommes, et Saint-Cyr un endroit où des élèves masculins se promènent sans serviette au retour de la douche. Pourquoi ?


Cela faisait plusieurs mois que je me demandais si les affaires de harcèlement sexuel, tant physique que moral, à l’École spéciale militaire, dont j’avais vent de toutes parts, allaient finir par se retrouver sur la place publique. Maintenant que c’est le cas, permettez-moi ici un témoignage et une réflexion, puisque j’ai bien connu cette académie en y encadrant pendant plusieurs années des mémoires de recherche. Cela m’a permis de connaître l’institution de l’intérieur et de parler, souvent en profondeur, à beaucoup d’élèves avec qui s’était noué un lien de confiance – y compris dans les deux groupes dont il est question dans ces affaires : les « féminines » et les « tradis ».

La difficulté que je perçois, c’est que la situation est insoluble.

Que les élèves-officières soient traitées comme des entités de seconde zone, pour ne pas dire les choses plus brutalement, c’est une évidence. Il y a, certes, beaucoup de variations. D’abord, entre les différentes élèves. Celles qui souffrent le plus sont celles qui, mauvaises en sport (malgré un barème différentiel qui les avantage indûment aux yeux de beaucoup d’élèves masculins), se retrouvent mieux classées qu’eux, car elles travaillent bien plus assidûment les matières académiques (mépriser l’académique fait, autant que mépriser les femmes, partie d’un certain esprit saint-cyrien). Celles-là sont considérées comme illégitimes et, toute la carrière des officiers se jouant sur le classement de sortie, comme dangereuses. Les filles en queue de classement, nombreuses, ont tendance à mieux s’en sortir, puisqu’au moins elles ne sont pas perçues comme des menaces. Quant aux féminines qui excellent partout – mais elles sont rares – elles sont normalement respectées, un peu comme des « hommes honoraires ».

Variations ensuite entre les promotions : des progrès très notables avaient été accomplis ces cinq ou dix dernières années dans les relations hommes-femmes, avant que les choses ne dégénèrent de nouveau très spectaculairement avec la promotion entrée en 2022 (l’actuel deuxième bataillon). Mais le harcèlement, la discrimination, n’ont jamais cessé : chacun sait, par exemple, que des élèves essayent, en début de scolarité, de faire craquer des féminines afin de libérer des places pour leurs camarades (hommes) de lycée militaire restés sur liste complémentaire.

Face à cela, la « solution » la plus évidente, pour le commandement (d’abord militaire puis, au-dessus, politique), serait de forcer les élèves-officiers à cohabiter de manière pacifique et respectueuse. Indubitablement, d’autres académies militaires, à l’étranger, y arrivent beaucoup mieux. Mais il y a deux problèmes, sans doute insurmontables, avec cette approche.

Le premier, c’est que si on peut probablement empêcher les agressions sexuelles par voie répressive, il est quasi-impossible de lutter contre des formes plus sournoises de harcèlement, comme l’« indifférence courtoise » de certains élèves qui, pour l’essentiel, font comme si leurs collègues féminines n’existaient pas : on ne peut, ni sur le plan des principes, ni celui des réalités concrètes, forcer deux personnes à se parler.

Le second, c’est que l’armée française, ou plus exactement le corps de ses officiers saint-cyriens, est idéologiquement et sociologiquement extrêmement marqué, beaucoup plus que ses homologues d’autres pays. La France est le pays de la Révolution française ; mais l’armée est toujours restée, depuis le milieu du XIXe siècle, comme un lieu où les élites qui n’ont jamais accepté ce monde nouveau pourraient tout de même s’engager, pensant servir un pays transcendant ses régimes (« la France, pas la République »), voire un principe spirituel. Saint-Cyr, et c’est d’ailleurs ce qui la rend passionnante d’un point de vue anthropologique, est une contre-société – qui, d’ailleurs, s’auto-perpétue assez largement. Entre les élèves masculins qui ont grandi toute leur vie dans le monde d’« Au nom de Dieu, vive la coloniale » et des élèves féminines venues parce qu’on leur avait fait croire qu’il s’agissait d’une grande école comme les autres, où elles apprendraient le « leadership » et pourraient réussir par leur travail, l’incompréhension est inévitable : et, à un moment, un clash frontal aussi.

L’esprit du temps aura évidemment choisi son camp : celui de #MeToo. De fait, le traitement de beaucoup d’élèves féminines, je l’ai vu de mes propres yeux, est honteux. Mais sans doute aurait-il fallu y penser avant. Car c’est toute l’organisation de l’armée française, avec notamment l’existence, si atypique, de lycées militaires en marge de la société, qui vise à un recrutement extrêmement endogame. Autrement dit, l’armée recrute structurellement le genre d’élèves-officiers, issus d’une très vieille tradition militaire et éduqués dans un quasi-système parallèle, dont elle déplore ensuite le comportement et la vision du monde : on ne sait pas quel mot, hypocrisie ou bêtise, décrit le mieux cette situation.

D’ailleurs, s’il est par certains côtés une faiblesse, du fait de son isolement socio-culturel et sa trop grande homogénéité intellectuelle (idéologico-politique), ce recrutement est par d’autres une grande force. La France est sans doute le seul pays où l’armée possède une telle masse de traditions, façonnant tous les aspects de la vie. À Saint-Cyr, on parle une langue à part, qu’il m’a fallu apprendre pour être accepté (ça n’est pas du tout le cas dans une institution comme Sandhurst, au Royaume-Uni, que j’ai également connue). Beaucoup d’élèves-officiers vivent leur engagement, sur la lande bretonne puis en régiment, non comme un travail pour lequel ils seraient payés, mais comme un sacerdoce (sacerdoce laïque pour certains, laïque et religieux pour d’autres). Là encore, ce n’est pas quelque chose que j’aie rencontré ailleurs, et c’est une des très grandes forces du corps des officiers des armes en France : ils sont unis par quelque chose, une forme de mystique, qui les transcende et leur donne cet esprit de corps qui permet à l’armée française de demeurer une des plus respectées au monde, malgré ses moyens devenus misérables. Ce sacerdoce, il est vrai, ne fait guère plus de place aux femmes que celui de l’Église catholique.

La situation semble donc insoluble. Plus on essayera de forcer – et c’est sans doute, de toute manière, voué à l’échec – pareille institution à intégrer ce qui demeure, historiquement, un corps étranger pour elle (car, sauf à être Jeanne d’Arc, l’armée est un monde d’hommes ; et Saint-Cyr un endroit où des élèves masculins se promènent sans serviette au retour de la douche), plus on poussera dehors ceux qui faisaient la force de cette institution. Or, il faut bien comprendre qu’il n’y a personne pour prendre leur relève : d’abord parce que cela n’a pas été organisé ; ensuite parce qu’il n’y a peut-être pas d’autre groupe socio-culturel, en France, qui accepterait les sacrifices que, par fidélité à un monde et à son histoire, ces « tradis » (et ceux qui s’agrègent à eux pendant les trois années de leur scolarité) acceptent. Sans eux, le corps des officiers des armes disparaîtrait.

L’alternative est donc simple : soit défaire de force cette contre-société, dont les valeurs sont certes en déphasage par rapport à la société actuelle, mais qui est parfaitement irremplaçable, dans l’espoir que les élèves-officières puissent suivre leur scolarité à Saint-Cyr sans risquer leur intégrité physique et psychologique. Soit trouver une autre manière d’intégrer les femmes dans ce qui reste, par excellence, par essence même peut-être, une institution masculine. Dans une société devenue plus liquide que jamais, comme si tout jusqu’aux hommes et aux femmes était interchangeable, peut-être n’est-il pas illégitime – même s’il y a aura toujours des Jeanne d’Arc – que tout ne soit pas soustrait au principe, masculin ou féminin, qui l’a formé et construit au cours des siècles ?



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Professeur à l'Université de Melbourne.

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