Le philosophe Pierre Cassou-Noguès a un énorme regret. La quasi totalité de la tradition philosophique, c’est-à-dire de la métaphysique, appuie ses arguments et enracine ses discours dans la terre. C’est la stabilité et la profondeur que l’on fait parler, qui sert de référence, qui épuise à elle seule l’idée de nature. Et la mer ? Oubliée. Éludée. Preuve que la philosophie craint le mouvant, répugne à se mouiller au contact de ce qui bouge sans cesse, elle a fait l’impasse, à quelques exceptions près, dont Leibniz, sur les références maritimes.
Métaphysique d’un bord de mer est un essai pour pallier ce manque. L’ouvrage obéit au projet phénoménologique – d’où les abondants recours à Husserl – consistant à porter l’expérience, et seulement l’expérience, à l’expression. Pour ce faire, l’auteur a divisé le vécu et le perçu du bord de mer en quatre saisons et une centaine de chapitres représentant chacun une journée, passée, présente ou indéterminée. Il alterne les souvenirs imagés et généraux que nous avons tous en commun (marchands de glaces, voitures garées en épi le long des trottoirs sablonneux, maîtres-nageurs…) avec des vignettes historiques remontant tantôt à l’aménagement du bassin d’Arcachon par les ingénieurs de Louis XIV, tantôt aux cures d’air iodé recommandées aux phtisiques du début du XXème siècle.
Le livre appartient à cette génération hybride, entre roman et traité philosophique, entre pédagogie et littérature débridée : la forme épouse le fond, même si l’on regrette, par-ci par-là, que l’exigence théorique prenne le pas sur la poésie des images.
L’écriture est claire et distante, les mots bien détachés, choisis, miment une conversation poursuivie au soleil, dont les locuteurs ont les yeux fixés sur la mer. Tout, autour, disparaît. À tel point qu’il devient difficile de caractériser ce que l’on entend par « bord de mer ».
« Il y a une essence, une idée, des bords de mer qui en manifesterait l’invariant et l’idéal. » Un idéal que nous sommes de plus en plus nombreux à poursuivre sans trop nous en apercevoir, en particulier « en saison ». L’auteur le déplore : son objet devient alors encore plus insaisissable, « nous voulions nous approprier son bord, et elle défait les bords que nous prêtons à nos corps. » À défaut de voir la mer, c’est elle qui nous change en marée humaine.
Car, comme tout ce qui appartient à la Nature, la mer n’est pas notre amie. Elle n’en fait qu’à sa tête, de tempêtes en marées basses, et nous devons nous contenter de timides tentatives d’approche. La mer n’est pas plus un objet qu’elle n’est un monde, on ne la saisit ni entre ses mains, ni par la pensée. Marins, malades, gardiens de phares, sirènes, vacanciers et scientifiques se heurtent d’un même mouvement à la ligne d’écume, éternelle.
Qui plus est, le bord de mer se situe dans un coin du temps et de l’espace distendus. La ligne de côte est un fractal, le temps propre au bord de mer aussi : plus les journées sont fragmentées, plus les instants révèlent leurs richesses en impressions et souvenirs, il semble que l’éternité des baigneurs est repliée dans chaque grain de sable foulé aux pieds.
Le phénoménologue raisonnable qu’est Pierre Cassou-Noguès s’autorise à décrire le monde comme une boutique de photographe. Nous faisons tourner le présentoir à cartes postales mais seul Dieu a le pouvoir de changer les images reproduites sur les cartes.
Au bord de la mer, nous sommes découvreurs, ingénieurs, premiers bâtisseurs, nous sommes les créateurs du bord de mer, qui n’existait pas avant que quelqu’un ait l’idée de le considérer comme tel.
Cet été, l’été suivant, et pour mille ans, il faut l’espérer, nous irons dorer au Cap Ferret cher à Cocteau, nous relirons la mer telle que l’a fixée Michelet, nous croiserons le costume de bain en soie de Paul Morand, nous ajouterons nos souvenirs à cet entre-deux-mondes, inexorablement grignoté par les campings.
Métaphysique d’un bord de mer, Pierre Cassou-Noguès, Ed. du Cerf.
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