Après Les Deux Clans, le nouveau livre de l’intellectuel britannique, La Tête, la main et le coeur, dresse un bilan implacable d’un système qui survalorise les « têtes » – les surdiplômés des métropoles – aux dépens des ouvriers et des soignants. Entretien avec David Goodhart, propos recueillis par Jeremy Stubbs.
Causeur. Votre nouveau livre met en question le modèle méritocratique qui est le fondement de nos sociétés modernes, modèle nourri autant par le néolibéralisme globaliste que par la doctrine de l’égalité des chances. Qu’est-ce qui vous a conduit à attaquer une pareille vache sacrée ?
David Goodhart. La méritocratie est devenue aujourd’hui une manière de justifier des inégalités sociales criantes. Aux États-Unis, le pays de l’égalité des opportunités, du « self-made-man », du citoyen qui ne doit sa réussite qu’à lui-même, la plupart des gens pensent que leur pays est devenu moins méritocratique et qu’il y a moins de mobilité sociale. Dans les universités d’élite, il y a autant d’étudiants appartenant au 1 % des familles les plus aisées qu’aux 50 % des moins aisées. Au Royaume-Uni, l’écart n’est pas aussi flagrant, mais la tendance est similaire. Contrairement au mythe vendu très habilement par des hommes politiques de centre gauche, comme Bill Clinton ou Tony Blair, il est extrêmement difficile de créer une méritocratie authentique. Certes, il y a un degré de mobilité sociale pour des individus très talentueux, et même les personnes qui commencent la vie avec des avantages sociaux et économiques doivent travailler dur pour réussir des examens et décrocher des postes de haut niveau. Mais tant que les gens peuvent transmettre leurs avantages à leurs enfants, la méritocratie ne peut être qu’imparfaite.
Selon votre livre, « la méritocratie tend à devenir une oligarchie ».
Oui. Singapour fournit un cas type à cet égard. En 1965, cette république a quitté la Malaisie, où la répartition des richesses était basée sur l’ethnicité, afin de créer un système plus méritocratique. Il n’y avait pas, à l’époque, de grands propriétaires, la hiérarchie sociale était relativement plate. Cependant, aujourd’hui, les membres des familles les plus intelligentes, qui ont le mieux réussi sur le plan scolaire, occupent tous les postes supérieurs. Ce qui confirme ma thèse : dans la mesure où on peut léguer ses privilèges à ses descendants, que ce soit par la génétique, la culture ou les moyens financiers, la méritocratie se sclérose, les élites se perpétuent.
Où est le problème si les gens les plus intelligents occupent les postes les plus importants ?
Il ne s’agit nullement d’abandonner la sélection méritocratique pour les fonctions qui nécessitent des compétences supérieures. Je ne veux pas être opéré par un chirurgien qui ne soit pas hautement qualifié ; nous n’avons pas besoin d’ingénieurs atomiques qui n’ont que des connaissances approximatives en physique nucléaire. Mais faut-il étendre le même
