Le jésuite le plus célèbre du XXe siècle revient sur le devant de la scène. Plus qu’un théologien, Pierre Teilhard de Chardin était à la fois géologue, botaniste, zoologiste, archéologue et paléontologue… Une superbe biographie lui rend hommage.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on pouvait faire mine de lire les 700 pages de L’être et le néant de Jean-Paul Sartre. On pouvait aussi se plonger dans Le phénomène humain de Pierre Teilhard de Chardin. Après un demi-siècle d’éclipse, l’œuvre du penseur jésuite, censurée de son vivant par l’Église, revient sur le devant de la scène et suscite un regain d’intérêt. Dans sa belle biographie, nourrie d’archives inédites, l’historienne Mercè Prats observe que l’on se réclame à nouveau de lui : « Le pape François le cite dans son Encyclique de 2015 pendant que Jean-Luc Mélenchon, au cours de sa campagne présidentielle de 2022, annonce à la télévision que la lecture de Teilhard lui a permis de « transiter facilement vers la philosophie matérialiste » »…
En 2023, un centre Teilhard de Chardin a même été fondé par des physiciens sur le plateau de Saclay, au cœur de la Silicon Valley à la française, avec pour objectif de voir le Christ retrouver sa place dans la banlieue (où, dit-on, les demandes de baptême ne cessent d’augmenter). Teilhard en nouveau missionnaire sur les territoires perdus de la République ?
« C’est le plus célèbre jésuite du XXe siècle, mais on a du mal à le situer dans son temps et sa mémoire est encombrée par le phénomène de mode qui survient au lendemain de sa mort quand il suscite un engouement planétaire. Il m’a fallu creuser longuement avant de mettre à jour le personnage qui était enfoui sous des strates de commentaires », écrit Prats.
Aventurier de l’esprit
De sa naissance en Auvergne en 1881 à sa mort, à New-York, le jour de Pâques, en 1955, la biographe suit au jour-le-jour la vie de cet aventurier de l’esprit descendant de la petite noblesse qui était aussi un homme de la Terre, à la fois géologue, botaniste, zoologiste, archéologue et paléontologue… Allergique à la théologie, Teilhard est un naturaliste, à la manière d’Aristote et de Lamarck, un observateur, un homme de la matière dont il pressent, avant les découvertes de la physique quantique, qu’elle est énergie et lumière. Très tôt, il adopte une vision globale qui lui permet de voir que le Cosmos, loin de posséder la stabilité et l’éternité que lui prêtaient les philosophes grecs, est en régime d’évolution depuis des milliards d’années : une vision panthéiste qui confère à son style une beauté digne, dans certaines pages, de Terrence Malick filmant la nature avant l’intrusion de l’homme.
Mais le plus surprenant, c’est l’homme d’action, le soldat de 14-18 rampant dans la boue pour aller chercher sur son dos les corps de ses amis tués, sous le feu des mitrailleuses allemandes. De 1923 à 1946, Teilhard se rend vingt fois en Chine où il découvre « l’homme de Pékin » qui vivait-là il y a plus de 400 000 ans. À l’époque, c’est l’un des Occidentaux qui connaît le mieux la Chine (où une biographie vient d’ailleurs de lui être consacrée !). Mercè Prats nous révèle un autre aspect du personnage : sa tendresse pour les femmes qui l’accompagnent sa vie durant, qu’il s’agisse de la journaliste Ida Treat, de l’agrégée de philosophie Léontine Zanta ou de la sculptrice américaine Lucile Swan avec qui il vit quasiment en couple… Dans sa correspondance et son journal, il s’exprime à cœur ouvert et s’interroge sur le sens de la chasteté.
Romain Gary lui a consacré un portrait magnifique qui vaut la peine d’être cité. Les deux hommes s’étant pris d’amitié l’un pour l’autre quand ils vivaient à New York : « Il était en exil, très mal vu de la Compagnie de Jésus et du Vatican, et il lui était interdit de publier ses œuvres. Je le voyais souvent. J’aimais ce grand capitaine et il m’arrive de rêver de lui, debout à la barre, avec son profil de boucanier, voguant vers l’horizon sur le pont d’un navire métaphysique dont il avait bâti à la fois la coque, la boussole… et, qu’il me pardonne ! la destination. Il avait un côté enchanteur, un rayonnement, un sourire, une tranquillité… Il me manque. Je lui ai emprunté son physique d’homme du grand large pour en faire le jésuite Tassin dans Les racines du ciel que j’écrivais alors… Teilhard évitait toujours la profondeur dans les conversations, par gentillesse. C’était le contraire de Malraux qui vous invite immédiatement à plonger avec lui au fond des choses… » La rencontre entre Teilhard et Malraux, chez Romain Gary, à New York, est un moment d’anthologie.
Conseil de lecture pour Elon Musk
Pour comprendre l’impact que sa pensée a exercé sur les élites de son temps (dont Robert Oppenheimer qui fut l’un de ses soutiens), il faut imaginer dans quelle atmosphère crépusculaire on était après Auschwitz, Hiroshima et Nagasaki. Quand il rentre à Paris en 1946, le père jésuite découvre une capitale tombée sous la coupe des idées de Sartre et de Heidegger. À son disciple le plus proche venu lui demander si l’humanité ne serait pas, en effet, une anomalie monstrueuse, le fruit d’un accident cosmique, Teilhard fait cette réponse dont on mesure aujourd’hui, avec le recul, et compte-tenu de ce que nous vivons nous-mêmes, toute la hauteur de vue : « Mon petit, est-ce que nous sommes dans un Cosmos, ou est-ce que nous sommes en cosmogénèse ? » Stupeur du disciple. « L’univers n’est pas terminé, l’être humain est encore à un stade embryonnaire, il vient de naître, il traverse une crise de croissance, il n’a pas encore atteint l’âge adulte. C’est dans cette perspective uniquement qu’il faut poser le problème du mal. » Contre Sartre et Heidegger, Teilhard de Chardin nous montre que l’homme n’est pas plus jeté dans l’univers que la pomme n’est jetée dans le pommier : il est le fruit d’un très lent processus de complexification de la matière et de la vie qui n’a pas encore trouvé son achèvement (le point Oméga = le Christ).
Les problématiques qui sont les nôtres (épuisement des ressources planétaires, survie de l’humanité, colonisation de l’espace), Teilhard les a anticipées avec une largeur de vue qui devrait pousser l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, à réparer notre planète, plutôt qu’à chercher à la quitter…
Mercè Prats, Pierre Teilhard de Chardin. Biographie, Éditions Salvator, 2023.
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