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Merah : la littérature peut tout dire


Je comprends, pour tout dire, l’indignation de Jacques Tarnero sur le supplément littéraire du Monde qui a demandé à un écrivain de fictionnaliser l’affaire Mohamed Merah, celui-ci choisissant le procédé du monologue intérieur pour écrire son texte. Les corps des victimes reposent à peine qu’elles deviennent déjà l’objet d’une fiction, d’un récit.

C’est évidemment trop rapide et l’on peut penser qu’un certain délai de décence n’est pas respecté. Mais qui fixe ce délai ? Apparemment, on demande ici à la littérature ce qu’on n’a pas demandé aux commentateurs politiques et médiatiques. Mais passons…

A partir de quand l’écrivain a-t-il le droit de s’emparer de l’horreur contemporaine en prenant le point de vue du monstre plutôt que celui des victimes, ou en adoptant ce qu’on appelle la focalisation externe, c’est-à-dire en choisissant le point de vue d’un narrateur externe qui serait neutre. Neutralité évidemment factice et illusoire, voire menteuse car l’agencement même de la narration proposera implicitement la vision de l’auteur. Et en littérature comme en cinéma, comme le disait justement Godard, tout montage renvoie à une métaphysique.

Si l’on n’accepte pas que l’écrivain soit le porteur de la mauvaise nouvelle et non l’accompagnateur anxiolytique de nos moments d’ennui, il finit par arriver à l’écrivain ce qui est arrivé à Pasolini sur une plage d’Ostie en 1975 : on l’assassine. A force de dire des choses désagréables, choquantes, obscènes, scandaleuses sur son temps, à force de faire le travail du négatif pour une société qui a tendance à se trouver si belle en ce miroir, certains préfèrent toujours confondre le messager et le message, comme dans l’Antiquité.

Et c’est là que les propos de monsieur Tarnero me semblent le plus critiquables, il généralise cette inititiative journalistique, certes prématurée, pour nous proposer de manière implicite un Yalta pour la littérature : il y aurait une partie de la réalité sur laquelle la littérature aurait le droit de s’exprimer et une autre qui ne serait pas de son ressort. Il déclare, par exemple, « Il est certain que d’autres « prosopopées » d’Hitler, de Goebbels, des Einsatzgruppen, de Staline, de Mengistu pourront alimenter un genre littéraire promis à un bel avenir. »

Pour commencer, ce genre littéraire existe déjà. Ce n’est d’ailleurs pas un genre littéraire, c’est la volonté d’écrivains, parfois, de cesser de faire de la littérature un exercice nombriliste comme l’autofiction, pour affronter l’horreur de l’intérieur, c’est-à-dire en se branchant de manière directe sur la psyché d’êtres humains qui ont échappé à l’humanité commune par leurs actes. On pourra penser récemment au Littell des Bienveillantes mais aussi aux romans de James Ellroy, comme Un tueur sur la route.

Allons plus loin : je crois même que si un jour, on peut comprendre quelque chose à qui fut Mohamed Merah, il y aura évidemment besoin de la psychologie, de la sociologie, de l’histoire, de la criminologie, du journalisme d’investigation. Pourtant quelque chose nous échappera, encore et encore. La littérature, qui est tout ce que nous venons de citer plus quelque chose d’autre, de mystérieux, d’innommable (à tous les sens du terme), elle peut répondre à cette interrogation, peut proposer une vérité qui si elle n’est pas la Vérité avec un grand v, a au moins le mérite d’exister quand tous les autres discours se contentent malgré tout de constats ou donnent des explications en rapport avec des grilles préétablies.
J’ai également été un peu gêné par la façon dont Jacques Tarnero a présenté l’exercice littéraire de Salim Bachi, en écrivant « Salim Bachi/Mohamed Merah ». Cette confusion entre l’auteur et le narrateur, entre le Je du signataire et le Je fictionnel permet tous les procès en sorcellerie en ce qui concerne les écrivains, qui en ont connu d’ailleurs un certain nombre ces dernières années comme par exemple Régis Jauffret à propos de l’affaire du banquier Stern.

Renaud Camus, nous l’avons déjà dit dans ces colonnes, a plusieurs fois parlé dans son Journal d’un projet de livre, L’ombre gagne où il serait question d’un narrateur pédophile et antisémite, s’exprimant à la première personne et sans qu’il n’y ait jamais, puisque nous sommes dans le monologue intérieur, le moindre jugement moral. Il se refuse à le mener à terme car un tel livre, justement, n’est plus acceptable par une époque qui veut que le roman soit comme tout le reste, moral.

Le problème est que le roman n’est pas moral. Ce n’est pas son affaire. Et c’est à ce titre que Mohamed Merah est un personnage de roman.



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