Remontant en direction du Pont-Neuf le quai qui longe le Louvre, m’intrigue la présence de ce que vois comme une très grande cage installée dans l’espace plus ou moins jardiné qui occupe l’angle rentrant formé par l’extérieur de la Cour carrée et l’extrémité de la Galerie du bord de l’eau. Cette cage paraît pleine de feuilles, comme les coffres à végétaux que l’on voit en ce moment, en automne, dans les jardins publics, mais il n’y a pas assez d’arbres alentour pour fournir de quoi la remplir. Cette énigme me suggère une idée conforme au génie du lieu. Ne serait-ce pas là une œuvre contemporaine, de celles que l’on a coutume d’introduire dans les musées, en face des œuvres classiques, dans l’espoir qu’en mettant les visiteurs en face d’énormes dissonances on réveillera un appétit esthétique par trop routinier ? Cette idée m’attire d’autant plus que je crois reconnaître une œuvre d’un artiste connu.
Il s’agit de Guido Penone, exposé depuis longtemps dans les départements d’art contemporain, comme une des vedettes de « l’arte povera ». Il y a plusieurs dizaines d’années, il a eu une idée vraiment brillante : dans un madrier, partir des nœuds tels que le sciage les montre, pour dégager en enlevant le reste du bois, les branches et la tige de l’arbre originel qui ont été comme noyées dans le tronc de l’arbre adulte. Quand ce creusement, ce travail d’archéologie végétale, n’est fait que sur la moitié de la poutre on obtient un objet à double face, montrant d’un côté l’origine « désensevelie », la genèse, l’arbre enfant, et de l’autre côté, le résultat, l’arbre adulte. Ce rapprochement de la production et du produit, cette double identité révélée, quand on voit pour la première fois (pour moi, c’était à Cologne en 1977 ou 78) l’idée de Penone mise en œuvre, provoque un amusement et même un émerveillement où se confondent le sentiment d’une évidence et celui d’une découverte. Depuis, on a vu et on voit cette poutre écorchée, ce squelette d’arbre exhumé dans toutes les expositions d’art contemporain, Penone a brodé autour de son idée sans parvenir à la renouveler de manière convaincante, pour ce que j’ai vu du moins. Plus tard, il a entrepris d’en développer une autre (dans une installation naguère présentée à Beaubourg). À nouveau, il veut nous introduire dans le mystère du végétal, cette fois c’est en nous faisant entrer dans une pièce dont murs et le plafond sont garnis de cages pleines de feuilles odoriférantes. Mais cette seconde trouvaille est loin d’avoir la simplicité convaincante de la première.
C’est donc un avatar de la seconde idée de Penone que je croyais voir près de la colonnade de Perrault. Mais en approchant, je me suis aperçu qu’il n’y avait pas de cage à végétaux mais un simple écran de grillage maquillé et opacifié dissimulant des engins de chantier. Mon erreur illustrait, je crois, (voilà comment je m’exempte de ma bêtise), la position difficile du spectateur devant un art qui non seulement le laisse ou bien « estomaqué » ou bien déçu, sans position intermédiaire possible, mais l’expose au ridicule en ne lui disant pas à quoi il a affaire.
Cet art me semble essentiellement fait, comme celui de Penone, d’idées. Donc il joue à tout ou rien, on marche ou on ne marche pas. Surtout, les idées sont apparemment rares et bien vite on se répète, comme enchaîné à la première. La Villehéglé par exemple, voilà soixante ans qu’il propose partout, sans qu’on voie la nouveauté, ce qui fut une belle idée : ses affiches lacérées. La surprise, l’élan de la première vision sont depuis longtemps amortis. Et les exemples de novateurs répétitifs sont trop nombreux (Arman, César…) pour que le problème ne renvoie pas à ce qui semble être une loi : après s’être détachés de la figure, du « motif », les « plasticiens » contemporains se sont ensuite exemptés de la part physique de leur travail. Mais cette double émancipation a des effets pervers. Non seulement les spectateurs sont privés du plaisir d’admirer l’habileté des artistes, mais ceux-ci se privent eux-mêmes – en renonçant à se confronter à l’énigme du geste et de la touche – d’une source de renouvellement, d’un moyen d’interroger, de creuser leur tréfonds imaginaire. Qui se fie à l’idée seule peut ainsi se retrouver « à sec ».
Seconde limite, cette création vouée à l’idée (géniale, ingénieuse, inepte…) laisse au spectateur la charge d’apporter le sentiment. C’est à cela que je pensais en attendant mon bus au Pont-Neuf. Je venais de l’exposition Titien-Tintoret-Véronèse avec dans les yeux le portrait de Ranuccio Farnese par Titien. Ce garçon d’une dizaine d’années se présente avec un mélange d’assurance patricienne, d’indétermination et de vulnérabilité auquel nul n’échappe au sortir de l’enfance, tout cela étant comme condensé dans le magnifique plastron au centre de la toile, qui illustre la noblesse héritée aussi bien que la possibilité qu’elle se détache de celui qui la porte. Il y a évidemment de l’énigme dans ce portrait, l’interprétation nous appartient, avec le risque de nous illusionner que cela comporte. Il n’empêche que le grand Vénitien a fait le premier pas, il a fait l’avance de la beauté. Ce Ranuccio m’a curieusement évoqué une installation de Beuys il y a une bonne dizaine d’années à Beaubourg : auprès d’un poteau évoquant un arrêt de tramway, deux tronçons de rail se croisant, arrachés au sol et présentés avec la motte de béton où ils étaient ancrés. On avertissait le visiteur (l’art contemporain a besoin de ces indications) que c’était là une évocation de l’attente de son tram par le jeune Josef Beuys partant à l’école. En ce qui me concerne, l’artiste a touché juste, il a identifié et évoqué pleinement (si l’on peut dire) ce qu’il y a de magique, de sacré même dans le moment de l’attente qui en ce cas n’est pas seulement celle du moyen de transport mais celle de la vie, du tout de la vie, quand on est entre enfance et adolescence. Il a trouvé des repères matériels d’une banalité irrécusable (le béton sous les rails est comme une mémoire qui s’arrache au silence intérieur) pour que le plus énigmatique, le plus profond se cristallise.
Titien et Beuys nous disent peut-être « au fond » la même chose, évoquant pour nous le même temps de la fondation de la personnalité, mais Titien vient à nous les mains chargées d’or et de beauté, il médiatise glorieusement son émotion, alors que chez Beuys tout est brut et provocant, l’artiste exigeant que nous allions vers lui, chez lui. Importance de l’indication biographique en marge de l’installation : Beuys doit nous avertir qu’il évoque un souvenir d’enfance, donc avouer que l’œuvre ne tient pas seule. Entre Titien et Beuys, le « monde commun » s’est effondré, libérant sans doute, on peut le croire du moins, la communication entre l’artiste et le visiteur d’un fatras de conformismes, mais rendant cette communication aléatoire et agressive. À la provocation qui est désormais l’entrée en matière obligatoire, initiatique, à un monde de l’art retranché du grand public, ceux qui y accèdent parce qu’ils ont les moyens d’encaisser le coup, risquent de réagir avec le suivisme du snob, avec une insincérité au moins égale à celle des « philistins » d’autrefois.
Entre l’artiste et le public il y a toujours du conflit, de la violence engendrée d’un côté par la peur d’être incompris et de l’autre par celle d’être trompé. Mais on prend sans doute un grand risque – enfermement d’un côté, docilité masochiste de l’autre – à attiser ce conflit et à le mettre au centre de la relation. L’art a besoin de générosité. Il semble que désormais, il en manque singulièrement.
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