Qu’est-ce qu’un écrivain, au bout du compte, sinon un masochiste ? C’est-à-dire quelqu’un qui rêve de s’écorcher vif sous les yeux de lecteurs qui se moqueront de lui ou regarderont ses pirouettes douloureuses avec un mépris teinté de condescendance, cet autre nom du goût petit-bourgeois et sa haine de la littérature à cause de la charge subversive, déstabilisante qu’elle porte en elle quand elle remplit son cahier des charges, qui n’est pas de distraire madame Bovary et monsieur Prud’homme mais de provoquer en eux le dégoût car celui qui dégoûte le bourgeois aura gagné son paradis, comme le remarque quelque part dans son Journal, le grand Léon Bloy, catholique furieux devant l’Eternel.
Autobiographie à l’os
A ce titre, le livre de Rob Roberge, Menteur, sous-titré Un mémoire fait de son auteur un écrivain puisque son masochisme très concret le poussait, entre autre, à se masturber adolescent en suspendant des poids à ses testicules ou à se faire fouetter par sa femme légitime avec qui il forme un couple parfait, ce qui est, on en conviendra, infiniment plus scandaleux que d’avoir recours à des professionnelles du gode-ceinture comme n’importe quel notaire de Montargis en goguette honteuse dans la capitale.
Rob Roberge était connu jusque là simplement des amateurs de romans noirs – on se souviendra de son Panne Sèche qui était aussi drôle que Menteur est un livre poignant, une autobiographie à l’os, écrite par fragments comme on parle des fragments d’une grenade à fragmentation dont le but est de vous blesser sans vous tuer car il y a des blessures plus difficiles à supporter que la mort. C’est sans doute pour cela que l’idée du suicide rôde dans Menteur de Roberge comme une tentation qui permettrait enfin de se libérer d’une souffrance qui semble être là depuis la naissance. On a parlé d’autobiographie avec Menteur, pas d’autofiction. L’autofiction est ce genre bâtard qui plait beaucoup parce qu’il ménage, derrière son apparente sincérité, la chèvre de l’aveu et le chou de la dissimulation. L’autobiographe ne triche pas. Il ne se met pas en scène. Il fait comme il peut avec les souvenirs qui veulent bien se laisser attraper. C’est la différence entre Christine Angot et Louis Calaferte et que Calaferte soit infiniment moins lu que Christine Angot suffit à rendre l’époque haïssable.
Drogué bipolaire
Rob Roberge est né en 1966. Il vit toujours, aux dernières nouvelles. C’est assez miraculeux. Ce petit môme du Connecticut est issu d’un couple de la middle-class américaine lui-même issu de grands-parents névrosés qui se tirent dessus et gardent un demi-siècle d’ordures dans leur maison. On pourra toujours après coup trouver toutes les métaphores possibles sur cette manie: inconscient refoulé, angoisse de la perte, culpabilité méphitique. Roberge, dans son livre, se garde bien de ce genre d’interprétations. Il est dans le fait brut, le rapport, le compte-rendu, le mémoire. Une maison pleine d’ordures, c’est juste une maison pleine d’ordures.
Très vite, Roberge se drogue bien qu’il soit assez vite diagnostiqué bipolaire. Il multiplie les commotions cérébrales et on lui explique vers les années 2000 que s’il continue, il va finir amnésique ou atteint de cette encéphalite chronique qui frappe les boxeurs ou les footballeurs américains. Alors, il se met à écrire Menteur qui nous fera naviguer de dates en dates sans ordre chronologique, par paragraphes qui vont de quelques lignes à quelques pages.
Parfois, ils se font échos et on espère une cohérence. Roberge, non, il espère juste ne pas perdre la boule avant d’avoir terminé. Alors il passe des années 70 aux année 2010 dans un va et vient constant. L’âge d’homme, aurait dit Leiris, autre autobiographe qui ne trichait pas, voisine avec le sordide paradis des amours enfantines. Il a sept ans quand sa meilleure copine d’école est assassinée. Il en a quarante quand il essaie de rouvrir l’enquête sans que la police ait trop envie de se bouger pour ce type dont on ne sait pas si c’est un dingue, un junkie ou un écrivain qui joue à l’occasion dans des groupes de rocks ou cachetonne dans des universités paumées à donner des cours d’écriture créative.
Chemin de croix
Et, toujours, beaucoup de défonce, de médocs, de sexe, d’errance, de poésie, de sordide, d’émerveillements brefs et cruels puisqu’ils laissent entrevoir que la vie aurait pu être meilleure. Seuls les idiots sont équipés pour respirer, disait Cioran. Il faut croire que Roberge n’est pas un idiot, quand on suit le rythme de sa narration sibilant comme la respiration d’un mourant. Et qu’il est en plus un écrivain hors pair, c’est-à-dire dont la sincérité n’est pas une excuse pour ne pas transcender un témoignage par le style.
Il suffit de le voir parler de son passage dans une cellule de dégrisement à Sarasota (Juillet 91), de son premier chagrin d’amour (Octobre 85), d’une cabane dans le désert (2009) où sur le point de se suicider, Roberge se contente d’écouter : « Le bruit que le monde fera sans toi. »
Il y a quelque chose d’un chemin de croix dans la vie de Roberge qui est né avec un défaut de fabrication qu’il n’a pas vraiment essayé de réparer, ou alors par l’écriture, mais un chemin de croix sans réelle rédemption, ce qui est assez rare dans la littérature américaine pour être signalé. Pourquoi plaindre alors cet alcoolique suicidaire, ce psychotique, cet homme perdu ? Mais qui vous dit qu’il cherche à être plaint ? Ou racheté ?
Ce que veut Roberge, c’est juste vous dire qu’il appartient à la même espèce que vous, et qu’il faudra bien, hypocrite lecteur, mon frère, l’admettre, que ça te plaise ou non, et lui tendre la main.
Menteur de Rob Roberge (traduction de Nicolas Richard), Gallimard.
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