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« Mennel a repris des théories assez répandues chez les musulmans de France »

Entretien avec le sociologue Tarik Yildiz


« Mennel a repris des théories assez répandues chez les musulmans de France »
Le sociologue Tarik Yildiz, 2017. ©Hannah Assouline

Pour le sociologue spécialiste de l’islam de France, la jeune fille qui chante en public, même voilée, ne peut que scandaliser les salafistes. Mais beaucoup de musulmans du quotidien partagent ses thèses complotistes. Ceux qui veulent organiser le culte musulman auront fort à faire pour rattraper ces millions de brebis égarées. 


Causeur. La vague de terreur islamiste qui a frappé notre pays depuis 2015 a-t-elle modifié le rapport des musulmans de France à l’islamisme ?

Tarik Yildiz. Incontestablement. Les attentats ont polarisé les uns et les autres. Une frange assez importante des musulmans de France y a vu un complot islamophobe et dénoncé un prétexte pour dénigrer les musulmans. Mais une autre partie des musulmans du pays a vécu ces événements comme l’ensemble des Français, comprenant qu’il y a un souci avec une certaine interprétation/expression de l’islam et qu’il faut absolument faire quelque chose.

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Pourtant, si on en croit l’enquête de l’Institut Montaigne, 28 % des musulmans de France estiment que la charia prévaut sur la loi de la République et cette proportion atteint 50% chez les jeunes. Confirmez-vous ces tendances ?

Les résultats obtenus par l’Institut Montaigne traduisent une certaine réalité : si on les interroge, beaucoup de musulmans se disent favorables à la charia. Mais entre la théorie et la pratique, la marche est assez haute ! Ils ne sont majoritairement pas enclins  à appliquer les préceptes islamiques dans leur vie quotidienne. C’est ce que j’appelle des « musulmans superficiels ». On retrouve notamment ce profil chez les délinquants au surmoi islamiste qui basculent en quelques mois dans le djihadisme, comme Salah Abdeslam.

Sans faire de raccourci douteux, on constate aussi de sacrés paradoxes chez Mennel Ibtissem, candidate de « The Voice ». Comme l’a noté Gilles Kepel, une femme musulmane qui chante représente une abomination pour les salafistes, fût-elle voilée et perméable à certaines thèses complotistes…

C’est en effet un paradoxe. N’importe quel musulman radical maudira Mennel parce qu’elle chante sur de la musique profane accompagnée d’instruments, se maquille, et se produit en public. Sur les forums islamistes, on lit des propos comme « Ma sœur, reviens à la raison. Arrête tout ça ! » Reste que Mennel a repris des théories qui sont loin d’être marginales au sein de la population musulmane de France et plus généralement des banlieues françaises. L’idée que le terrorisme est le fruit d’une manigance de l’Etat, des juifs ou d’autres groupes perçus comme anti-musulmans est assez répandue, et pas seulement chez les plus radicaux. Sur les réseaux sociaux, Mennel a écrit ce qu’elle pensait : on en veut aux musulmans qui sont déjà discriminés et marginalisés. L’Ipsos a récemment publié une étude sur les théories du complot. Quoique critiquable, cette enquête révèle l’importance du phénomène chez l’ensemble des Français. Et cette tendance est exacerbée au sein de la population musulmane.

Une telle paranoïa nourrit le désir de regroupement communautaire. Ceux que vous appelez dans votre livre les « musulmans communautaristes » ne s’opposent pas frontalement aux valeurs de la société française mais organisent leur entre-soi. En France, est-il aujourd’hui possible de vivre en vase clos dans un univers pratiquement 100% « hallal » ?

On y vient de plus en plus. Une partie de la population musulmane a le projet assumé de copier le modèle multiculturel anglo-saxon de façon à faire toute sa vie dans un environnement islamique : fréquenter des établissements hallal, scolariser ses enfants dans des écoles musulmanes, etc. Ce séparatisme culturel n’empêche pas d’entretenir des relations cordiales avec le reste de la société. Simplement, chacun reste chez soi, on ne se mélange pas, on se côtoie quand on y est obligé en minimisant au maximum ses rapports avec l’extérieur. Ce mode de vie concerne souvent des franges éduquées, et non pas les courants violents les plus problématiques. Ses adeptes reprennent même parfois à leur compte le concept de laïcité, en le ramenant au droit de pratiquer librement sa religion sans faire de mal aux autres, et défendent la discrimination positive.

Ces musulmans communautaristes rechignent-ils à s’engager dans des associations islamiques depuis que des ONG telles que Baraka city ont été accusées de soutenir le djihad ?

Pas vraiment. Quand tel ou tel scandale révèle les connivences de certaines associations avec le djihadisme, la plupart des musulmans militants continuent leurs activités. Au fond d’eux-mêmes, bien au-delà du cercle des communautaristes, nombre de musulmans français n’y croient pas vraiment. En cas de descente de police contre une association, le sentiment dominant est moins « Attention, ils sont en train de monter une filière » que « Tiens, une opération de répression se monte contre les musulmans. »

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Si l’Etat a lancé une opération spectaculaire,  c’est pour organiser l’islam de France. Quelles sont les différentes positions des musulmans de France face au projet d’Emmanuel Macron ?

Il y a de tout. Pour différentes raisons, une partie des musulmans estime que ce n’est pas à l’Etat d’organiser l’islam de France. Dans cette catégorie, on trouve par exemple ceux que j’appelle les « musulmans discrets », très républicains, pour lesquels cette démarche bafoue les principes de la République. Un autre partie des opposants se demande pourquoi le gouvernement n’en demande pas autant aux chrétiens et aux juifs. Ce sentiment du deux poids deux mesures est extrêmement fréquent.

En somme, ce projet d’organisation du culte fait l’unanimité des musulmans contre lui.

Il y a des oppositions très fortes. Même les musulmans qui y sont plutôt favorables en critiquent les modalités. J’en entends beaucoup dire : « Si c’est pour refaire le CFCM avec Dalil Boubakeur, ce n’est pas la peine. » Certains souhaiteraient avoir des représentants nationaux au sein d’une instance représentative mais selon leur propre conception des choses, à l’exclusion des autres.  De toute façon, les plus radicaux ne seront pas représentés. Ils voient les interlocuteurs musulmans de l’Etat comme des « collabos ». Paradoxalement, l’un des buts de la restructuration de l’islam de France est justement de les toucher de manière indirecte mais cela ne fonctionnera pas.

Pourquoi êtes-vous si pessimiste ?

Parce qu’il est impossible de désigner des responsables musulmans qui conviendraient à tout le monde. À la moindre perte de légitimité, ces figures ne toucheront plus personne.

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Mars 2018 – #55

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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