La fréquentation des salles de cinéma françaises remonte ces derniers temps, après le temps du Covid et des vaches maigres. Qui s’en plaindra ? Cependant, la qualité n’est pas forcément au rendez-vous au point qu’en ce mois de juin, on se tournera d’abord vers Jean-Pierre Melville…
Tourné du 19 juin au 5 août 1967, Le Samouraï, soit le dixième film de Jean-Pierre Melville, est sorti le 25 octobre de la même année. Un an après Le Deuxième Souffle, deux avant L’Armée des ombres, dans la courte filmographie du cinéaste qui compte au total 13 films en vingt-cinq ans. Pour l’occasion, il retrouve l’un de ses acteurs favoris, Alain Delon. L’impayable Wikipédia, consulté parce qu’il est toujours bon de rire un peu, précise en introduction qu’il s’agit d’une « histoire simple ». S’ensuit une tentative longue comme une petite nouvelle pour la raconter par le menu, cette histoire simple…
Jef Costello, dit le « Samouraï »
On se contentera de dire que Delon incarne Jef Costello, dit le « Samouraï », qui exerce la profession de tueur à gages. Soupçonné de meurtre par le commissaire joué par François Périer, il est relâché quand la pianiste du bar où le crime s’est déroulé prétend ne jamais l’avoir croisé… Et la pianiste, c’est Nathalie Delon. Ainsi commence donc cet opus du cinéaste le plus mystérieux du cinéma français. Derrière ses lunettes fumées, son chapeau américain, sa grosse voiture de même origine et son studio de tournage implanté dans le 13ᵉ arrondissement de Paris, qui fut un jour dévoré par les flammes, il était assurément le principal organisateur de ce mystère tout en feignant à la perfection n’y rien comprendre. Parce qu’elle n’existe pas et n’existera probablement jamais, on se prend à rêver d’une biographie digne de ce nom telle que Renoir, Truffaut ou Godard en ont suscité par le passé et encore maintenant. Melville ferait-il peur ? Il est vrai qu’un type qui a quelque peu asséché le polar à la française en réalisant des films parfaits, tout en offrant à la Résistance française un écrin bien plus digne de ce nom que le calamiteux Chagrin et la Pitié, n’est guère de nature à rassurer le vaillant plumitif qui se risquerait. Et si c’était mieux ainsi ? Et si le nécessaire et régulier retour à ses sources, c’est-à-dire à ses films, valait bien mieux que de longs développements biographiques hasardeux ? Et si voir et revoir, par exemple, Le Samouraï, sur grand écran, cela va de soi, permettait de connaître Melville au plus près bien plus que n’importe quelle biographie de 1 000 pages ? C’est au fond une évidence. Les films de Melville parlent d’eux-mêmes, comme tous les films d’auteur. Certains considèrent ce Samouraï comme mineur. Ils ont définitivement tort, c’est au contraire dans l’œuvre de Melville un point majeur, une sorte de synthèse également qui résume ce qui a précédé et annonce les films suivants. Et d’autres films que ceux de Melville aussi, tant Le Samouraïa inspiré nombre de réalisateurs à travers le monde et notamment Asiatiques.
L’anti-Belmondo
Avec ce film, l’adjectif « melvillien » prend tout son sens et devient un terme officiel. Et Delon, qui entre avec ce film dans l’univers du cinéaste au Stetson vissé sur sa tête comme un totem, devient alors la figure emblématique, radicale et définitive du héros selon Melville. Entre ces deux-là, tout est parti du silence. Delon a raconté ce qu’il a dit à Melville quand ce dernier a commencé à lui lire son scénario : « Ça fait sept minutes et demie que vous lisez votre scénario et il n’y a pas encore l’ombre d’un dialogue. Cela me suffit. Je fais ce film. Comment s’appelle-t-il ? » Ce qui intéresse profondément Melville, qui se fiche en fait comme d’une guigne des références nippones, c’est de raconter l’histoire et le parcours d’un loup solitaire et blessé. Depuis la chambre de Jeff jusqu’au club de jazz, tout tend au monacal, à l’ascétique revendiqués. Et Melville d’évacuer aussi la vraisemblance et le réalisme au profit d’un être froid, impassible, aux mouvements rapides et au regard d’acier. L’anti-Belmondo, soit dit en passant. Belmondo, la figure partagée des premiers films de Melville, cède ici la place non à son alter ego, mais à son meilleur frère ennemi. Ainsi va Le Samouraï, imposant à tous son esthétique, sa grammaire et ses obsessions glacées et glaçantes. Delon est grand et Melville est son meilleur démiurge.