Descartes pensait que le bon sens était la chose la mieux partagée en France. Il semble que ce soit aujourd’hui le goût pour l’autoflagellation. Encore qu’il serait plus juste de parler d’automutilation. De quoi d’autre est-il question quand un pays s’ampute de son histoire, de sa culture, de sa langue même ? La France se comporte comme une adolescente à problèmes. Elle se scarifie, elle a le bonheur anorexique, elle perd toute estime de soi. C’est un peu ridicule, cette crise d’adolescence, pour un vieux pays qui en a vu d’autres. Pourtant, dans ce penchant mortifère, la France est œcuménique : il y en a une version de gauche, une de droite et une à tendance libérale, qui sévit dans les deux camps.
Rien ne m’agace plus que cette humeur injustifiée, sinon par la névrose. Tout de même, ce n’est pas rien, la France, et j’ai quelques raisons d’être heureux d’être français, ou à tout le moins de ne jamais avoir eu honte de l’être. Je pourrais vous parler d’un vers d’Aragon et de la Vienne à Eymoutiers, d’une plage du Nord et d’une bouteille de côte-rôtie, de la plaque honorant des cheminots fusillés dans une petite gare de haute Corrèze et du nom de mon arrière-grand-père sur le monument aux morts de Doudeville-en-Caux. Que voulez-vous, j’ai le communisme barrésien, le gaullisme romantique, et j’aime regarder la silhouette tournée comme une jolie phrase de la femme du pharmacien, aux cheveux couleur de sous-bois, qui fait son marché à Saint-Pourçain-sur-Sioule. J’ai un peu vu le monde, et tout cela me manque si j’en suis éloigné plus d’un mois. J’ai beau savoir que tout est menacé, cet amour-là ne passe pas.
À gauche, on pratique l’automutilation en répétant à longueur de journée que nous sommes tous d’abominables racistes et les héritiers d’une histoire affreuse qui devrait nous conduire à nous couvrir la tête de cendres – nous, c’est-à-dire eux, car, en réalité, c’est toujours la France d’en face que chacun accuse de tous les maux. [access capability= »lire_inedits »]
À force, les Français vont finir par le croire, qu’ils sont racistes, alors que ce pays a encaissé des vagues d’immigration successives, qui ont certes provoqué ponctuellement des réactions xénophobes, avant que l’immigré d’hier ou d’avant-hier devienne le Français d’aujourd’hui. La plupart du temps, on ne remarque plus, ou à peine, que tel patronyme est italien, espagnol, polonais, et cela qu’il s’agisse de votre boucher, de votre plombier, du professeur de latin de vos enfants, de votre député ou même de votre Premier ministre. La gauche vous dira que, justement, ce sont les immigrés d’aujourd’hui, Noirs ou Arabes, qui sont relégués et même soumis à un régime d’ « apartheid » : le terme choisi par Valls montre que cette mauvaise conscience, ce surmoi coupable rongent même l’homme le moins à gauche de la gauche. Nous devons payer notre histoire coloniale, exclusivement abominable, nous devons payer notre manque d’ouverture sans voir que, plus nous nous ouvrons, plus nous excluons. J’ai en tête un exemple concret de cette pitié dangereuse, comme aurait dit Stefan Zweig, et qui ne remonte pas à hier. En 1990, nouveau professeur dans un collège de ZEP, je m’étonnai de la surreprésentation, dans les livres pour les 6es de la bibliothèque du CDI, de contes africains, arabes, asiatiques et, plus généralement, d’une littérature qui renvoyait l’enfant à son origine. « Oui, mais tu comprends, on ne peut pas couper les enfants de leur culture comme ça. » L’« apartheid », comme le diable, se niche dans les détails mais aussi dans les bonnes intentions.
Et pourtant, quand la gauche tient un discours de fierté[1. C’est arrivé avec Chevènement 2002 et Mélenchon 2012, candidats qui m’ont rempli d’aise.], rappelle que nous sommes le peuple de la Révolution française qui a su articuler la nation et l’universel, quand elle braque le projecteur sur les moments, tout de même assez nombreux, de la Commune à la Résistance en passant par le Font populaire, où nous avons été des modèles pour les peuples en quête d’émancipation, cela provoque tout de suite un élan d’une nature différente, une manière de saine colère contre un déclin présenté comme inéluctable, ce qui est tout de même plus gratifiant que de battre sa coulpe en cherchant dans l’étranger pauvre la figure ultime du damné de la terre et la preuve de notre infamie.
La droite sait très bien faire aussi dans l’automutilation. Plus elle s’éloigne dans le temps et les idées de son héroïque âge gaulliste, plus elle tient un discours dépressif, déploratoire et catastrophiste. Et qu’il soit question d’école, de politique pénale ou, bien sûr, d’immigration, la droite pense que sa maladie a un nom, en tout cas une origine, et que si tout fout le camp, c’est à cause de Mai 68.
Pourtant, la droite elle aussi, quand elle renoue avec la fierté d’être soi, connaît des moments de grâce et peut même entraîner toute la nation derrière elle. La campagne de Sarkozy en 2007 fut en grande partie fondée sur ce refus de l’autodénigrement, et ne parlons pas de celle de Chirac en 1995 qui me donna vraiment envie de voter pour lui, avant qu’une fois élu, il m’enchante, toute honte pacifiste bue, en reprenant les essais nucléaires, histoire de montrer que l’on avait encore quelques arguments à faire valoir pour jouer dans la cour des grands. Et puis, avouons-le, c’est à un homme de droite que je dois le plus grand frisson de fierté nationale. Le discours de Villepin à l’ONU, en 2003, refusant de nous engager dans la guerre en Irak, et retournant dialectiquement le reproche fait par les Américains à la France d’être un vieux pays en hommage à notre sagesse historique, m’a enchanté.
Plus généralement, j’ai de plus en plus de mal à supporter qu’on me présente, à gauche comme à droite, « l’exception française » comme une catastrophe, en particulier en matière économique et sociale. C’est pourtant bien d’être une exception, non ? À cause de la présentation arrogante de quelques graphiques par quelques économistes, devrais-je rougir de vivre dans un pays possédant, quoique de moins en moins hélas, un service public de transports, de santé, d’éducation et de distribution d’énergie qui incarne et assure l’égalité entre les citoyens et entre les territoires ? Pas une journée ne se passe sans qu’on entende, dans une inversion orwellienne du sens des mots, que vouloir travailler moins, partir à la retraite dans de bonnes conditions, bénéficier de la Sécurité sociale témoignent de coupables penchants archaïques qui sont la raison de tous nos malheurs. Ou qu’il faut être étroitement conservateur pour ne pas considérer que le droit de travailler le dimanche soit un progrès de la liberté.
Alors oui, je sais, il y a le chômage de masse, le communautarisme de plus en plus crispé, la guerre qui nous est faite par l’islamisme. Tous les ingrédients sont là pour nous faire basculer dans autre chose, dans un mélange de peur de l’autre et de détestation de soi qui n’ont jamais été, pour le coup, quelque chose de très français. Mais je continue à avoir des raisons d’espérer, vraiment. Elles ne sont pas forcément très rationnelles mais, historiquement, lorsque le pire est arrivé pour nous, il y a toujours eu une manière de contre-feu ou d’anticorps qui amenait le sursaut. C’est une jeune fille lorraine qui prend la tête d’une armée alors que l’ennemi est partout, c’est un général solitaire qui continue le combat contre toute logique et gagne quand même à la fin, c’est un écrivain qui accuse l’armée et le gouvernement alors que l’on fait d’un officier juif un bouc émissaire pour mieux jouer sur un nationalisme exacerbé.
À chaque fois tout semblait perdu, comme l’écrit Salluste dans La Guerre de Jugurtha, il y en eut au moins quarante « pour se souvenir qu’ils étaient romains : ils se groupèrent, occupèrent un petit monticule, d’où toutes les forces de l’ennemi ne purent les chasser. » Fier d’être français, alors ? Disons que j’aime à me souvenir que je suis français, comme d’autres, il y a longtemps, se sont souvenus qu’ils étaient romains.[/access]
*Image : Soleil.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !