Ah non ! pas encore les bourgerons jaunes !
Cousine admirée de tous, aimée de moi (et de quelques-autres) : je reprends le fil interrompu de ma précédente lettre. Mais, tout d’abord, entendez ceci : les voluptés que nous partageons me semblent désormais inaccessibles. Je ne crois pas un instant que vous vous y déroberiez : vos soupirs au déduit, quand vous pâmez si joliment, comme vos confidences lorsque vous posez votre tête sur mon épaule, me disent toutes les satisfactions que vous retirez des figures, libres et imposées, que nous exécutons dans le secret de votre chambre. Oui, vraiment, je sais que le plaisir nous unit. Mais une ombre, inconnue de moi, vient gâcher mes jours de sa présence envahissante. Je ne distingue pas ses traits, j’ignore le son de sa voix. Elle disparaît au détour d’un couloir, revient s’asseoir près de moi : elle semble faite de suie, de glaise et de ronce. Elle me contraint sans me saisir, elle m’envahit sans m’étreindre. Est-ce cela, le spleen ?
Pardonnez-moi cet abandon, il me libère un peu du sentiment de lassitude, qui m’accable.
Je reviens aux affaires du royaume.
Les députés de la montagne éruptive à la manœuvre
Voilà que reparaissent les bourgerons jaunes ! Ces émeutiers fameux semèrent de grands troubles l’an passé. Les plus énervés d’entre eux incendièrent les préfectures, envahirent et saccagèrent l’Arc de triomphe parisien. Reprendront-ils leurs bâtons et leurs faux ? L’un de leurs chefs les exhorte à se soulever contre l’État. Cet histrion émeutier en appellera-t-il encore une fois à l’autorité d’un général Boulanger, comme il le fit naguère ? Quel traîneur de sabre aventureux répondrait à l’exhortation de cet exalté ? Je ne distingue pas aujourd’hui de boulanger prêt à épouser la carrière d’un boucher !
Les temps que nous vivons, favorables aux aventures et aux extravagances de l’esprit, permettent aux audacieux de faire sonner leurs convictions, maladroites, changeantes, ou opportunistes. Dès qu’un tréteau est dressé, ils y accèdent et s’adressent à la foule avec ce ton péremptoire à quoi on les reconnaît. Mais alors, reverra-t-on le député du parti de La montagne éruptive, Alixtide Croupières, revêtu d’un bourgeron de circonstance et les bras largement ouverts, se précipiter vers les manifestants, afin de leur démontrer ses « amours jaunes » [tooltips content= »Les Amours jaunes, composé par Tristan Corbière (1845-1875), est poème très singulier, annonçant à sa manière, heurtée, une sorte de malaise dans la civilisation poétique. »](1)[/tooltips] ? Et sa compagne, Rédégonde Garamécro, tantôt commère, tantôt mégère, volubile, prompte à verser une larme sur la misère du monde, habile enfin à se faufiler pour être vue, menacera-t-elle encore du couperet d’acier la tête de notre souverain ? Ces irritables montagnards vitupèrent les mœurs corrompues des gouvernants, jettent l’opprobre contre le prince, prévoient l’échafaud ou le supplice de la roue pour les possédants, les traitres et quiconque ose les contrarier. Leur chef, redouté autant que moqué, l’imprévisible Jehan-Lucilien Mélanchthon[tooltips content= »Philippe Mélanchthon (1497-1560), est un théologien allemand, successeur de Luther, auteur de la Confession d’Augsbourg, qui exprimait le point de vue des protestants, alors que Charles Quint tentait une conciliation avec l’Église catholique. »](2)[/tooltips], fin connaisseur de l’Histoire de France, imprécateur apoplectique, mais au fond roué, orateur talentueux et cabotin de tribune, vilipende le gouvernement et les démocrates d’apparence, qui ne seraient que les zélés serviteurs d’une avide ploutocratie.
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Au sujet de Mélanchthon, j’ai trouvé chez un bouquiniste, sur les quais de la Seine, un curieux manuscrit inachevé. Une main anonyme y a écrit en vers le début du procès, qui suivit la farce de la perquisition faite par la justice dans les locaux de La montagne éruptive. On y vit Mélanchthon, furieux, conduisant une partie de ses troupes accourue à ses appels, bousculer un juge d’instruction, et le contraindre, avec les agents de la force publique qui l’accompagnaient, à quitter les lieux. Je vous retranscris ce texte, qui n’est point d’un Baudelaire, mais qui égaiera votre matinée. Le titre en est Un tribun au tribunal.
Un procès mouvementé
(Le président du tribunal appelle Mélanchthon à la barre)
Mélanchthon :
Qui êtes-vous, monsieur, pour m’intimer un ordre ?
Le président du tribunal :
Ah, ne commencez pas, présentez-vous plutôt :
Il vous en coûterait de semer le désordre !
Venez donc devant nous, nommez-vous aussitôt !
M :
Je me nomme Furie, Rebelle est mon prénom
Le Président :
On ne vous connaît point sous cette identité
M :
C’est la mienne pourtant, je vous le dis, crénom !
P :
Vous êtes citoyen et non point entité !
M :
Il suffit, arrogant employé de justice !
P :
Je ne vous permets pas, je suis le président !
M :
Le président, c’est moi ! Vous êtes à mon service !
P :
Ah monsieur vous voilà assez outrecuidant !
M :
Je suis là devant vous, jouissez du privilège.
P :
Vous êtes prévenu, et nous sommes vos juges.
M :
C’est moi qui vous préviens : vous serez sacrilèges !
P :
Comme vous y allez ! Ici est le refuge…
M : (le coupant)
…Ma personne est sacrée : qui me saisit me souille, …
P :
… De la loi et du droit, communs à tout Français…
M :
… Et je suis comme l’eau : qui me touche se mouille !
Comme un chêne puissant en forêt de Tronçais,
Dont le houppier défie les plus sombres nuées,
Je demeure au-dessus des règles très communes,
Et des obligations d’un Code exténué,
Souvent tracassières, enfin inopportunes,
P :
Quoi qu’il en soit, monsieur, vous êtes devant nous
Pour faits de rébellion, de provocation…
M (haussant le ton) :
… Ne comptez pas sur moi pour me mettre à genoux…
P (parlant plus fort) :
… Contre l’autorité, d’intimidation, …
M (plus fort) :
… Mon verbe est de défi, ma parole est d’orage…
P :
… Vous avez menacé, bousculé, refusé…
M (hurlant) :
… Quoi ! j’ai crié, protesté, fulminé, ô rage !
Mes paroles, toujours, sont comme les fusées
D’un beau feu d’artifice énorme, assourdissant…
P (ironique) :
… Apportez-nous, huissier, de ces boules de cire,
Elles amortiront les cris de ce passant !
M (hors de lui, les yeux injectés) :
Ah ça mais, vous osez ! Savez-vous tristes sires,
Savez-vous qui je suis ?…
P :
… Laissez-nous deviner.
1er juge :
Vous êtes,…
2e juge :
…C’est certain,…
3e :
malaisé, encombrant,
1er juge :
Oui, et quoi que sobre paraissant aviné.
2e juge :
Criant tel un bébé qu’on laisse dans son bran.
3e juge :
Mais alors cultivé, tribun considérable,
Lorsque vous vous dressez, fiévreux comme un attique,
Effervescent, fielleux, affolé, redoutable,
Vous incarnez l’image de la…
M :
… République !
3e juge :
… Politique et de ses tribuns les plus fameux.
Mais chez vous trop souvent l’illustre Démosthène
S’efface quand paraît la face d’un émeu
Effrayant et fâché, d’un fat croque-mitaine,
D’un bouffon très outré pour tréteaux de faubourg,
Exalté, menaçant, furibond et comique,
Ruinant votre avenir, le brossant à rebours,
Quand, semblant sous l’effet de quelque noix vomique,
Votre gorge produit la clameur du tonnerre.
Vous chargez de péchés les juges, la police,
Vous accablez le ciel, vitupérez la terre…
M :
…Je donne le frisson dès que je suis en lice,
Le peuple me comprend, il aime mes sorties.
1er juge :
Le peuple, dites-vous ? Mais n’est-il point absent ?
M :
Quand il me voit avec une botte d’orties
Caresser les bourgeois, les juges, les puissants,
Le peuple me comprend, il entend les saillies,
Les admonestations…
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Séance reportée
1er juge :
… Ah, vous êtes lassant !
M :
… Que j’adresse au pouvoir, à ceux qui ont failli.
Le Président :
Il suffit ! Nous en avons assez entendu,
Me Rédégonde Garamécro (avocate de Mélanchthon) :
Monsieur le Président, que signifie cela ?
Point de contradictions ? Déjà les attendus ?
Mais ce n’est qu’injustice, et je dis halte-là !
(La salle gronde, le président brandit la menace d’expulsion)
Me Garamécro :
La matraque à présent ! Ici finit le Droit !
Mélanchthon :
Au secours ! On me tue ! Amis et camarades,
Citoyens, travailleurs, suis-je donc maladroit !
Confiant, je viens ici, où m’attend la camarde.
Le président (abattu, levant les yeux au ciel) :
Nous reprendrons plus tard, dans la sérénité.
Mélanchthon :
Le vacarme me va, il couve la colère,
Le repos est propice à la sénilité.
Le Président :
Quoi, vous osez ! Espérez-vous que je tolère…
Mélanchthon :
J’ose tout, c’est à ça que l’on me reconnaît !
Le président :
Á la garde, Á la garde !
(Dans la salle et à l’extérieur, c’est le chaos. Les juges quittent la salle par une porte dérobée. Dehors, les partisans de Mélanchthon lui font une haie d’honneur quand il sort.
On entend la voix du président : « A la garde ! », les manifestants, hilares, lui répondent aussitôt : « Oui, jusqu’à la garde ! ») Si je trouve la suite, je vous l’enverrai aussitôt.
Jehan-Lucilien Mélanchthon se dit inspiré par le roi François Ier, seigneur de La Bièvre, prince ondulant et dissimulé, qui s’environna de brume et s’entoura de courtisans : c’est ainsi qu’il régna pendant quatorze années sur notre peuple. Mélanchthon se consolerait-il de ses déconvenues électorales en jurant à part soi qu’il connaîtra prochainement ce destin ? Diantre ! J’ai pris trop de temps, et la malle-poste fait son tintamarre sur les pavés du boulevard. Je vous écris demain, car j’ai encore de ces indiscrétions qui sont le sel de Paris, ou son poivre.
De toutes les plaisirs de ma cousine je suis et je demeure le très dévoué, très coquin, très empressé fournisseur, et je lui suggère de déposer le baiser que je lui envoie à l’endroit précis de son anatomie, qu’elle me désigna lors de notre dernière étreinte…
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