On pensait que la Révolution française était devenue une question historique « froide » ne suscitant plus aucune émotion ni polémiques politique, à la différence de sujets aussi sensibles que la Résistance, la colonisation, la guerre d’Algérie ou les fusillés de 14-18. On a peut-être eu tort d’aller si vite en besogne. La mise sur le marché du dernier produit de la série de jeux vidéo Assassin’s Creed dont une partie de l’intrigue se déroule en France à l’époque de la Révolution, a arraché un cri du cœur à Jean-Luc Mélenchon : « Robespierre, celui qui est notre libérateur à un moment de la Révolution, est présenté comme un monstre. C’est une propagande contre le peuple. Dans le jeu, le peuple, c’est des barbares, des sauvages sanguinaires ». Pour le leader de la gauche radicale, laquelle, contrairement aux sociaux-démocrates du PS, n’a pas renoncé à la rupture révolutionnaire comme horizon politique, le nouveau jeu de l’éditeur français Ubisoft est« une relecture de l’Histoire en faveur des perdants, pour discréditer la République […] un dénigrement de la grande Révolution […] une sale besogne pour instiller davantage de dégoût de soi aux Français. Si ça continue comme ça, il ne restera plus aucune identité commune aux Français« .
En dénonçant la légende noire de la Révolution et de Robespierre, Jean-Luc Mélenchon montre qu’il a deux siècles de retard sur la culture populaire. Car le jeu vidéo édité par la société des frères Guillemot, originaires de Carentoir (Morbihan), n’a rien à voir avec une quelconque « chouannerie digitale »[1. Les habitants des environs de Vannes, pas très « fans » de la jeune République, étaient à l’époque plus sensibles à l’appel de l’Eglise et du Roi.]. En fait, Assassin »s Creed s’inscrit dans la longue tradition de la culture populaire anglo-saxonne, allant des statues de cire au cinéma hollywoodien.
Bien avant que les frères bretons ne colportent la version numérique de la légende noire de la Révolution, c’est une Alsacienne installé en 1802 à Londres qui diffuse cette version de l’histoire au grand public. Marie Tussaud, née Grosholtz, a vécu la Terreur de très près puisqu’elle a failli monter sur l’échafaud. Quand elle traverse la Manche avec sa collection de statues de cire et ses masques de célèbres décapités de la Terreur, elle s’associe avec un magicien spécialisé dans l’occultisme et le magnétisme – très à la mode à l’époque.
En quelques décennies, la famille Tussaud a fait connaître aux Anglais une Révolution française morbide sous la forme d’un spectacle d’horreur fait de têtes coupées. Dans la « chambre d’horreur » du musée, les victimes de la guillotine se trouvent aux côtés des plus célèbres criminels anglais, inscrivant la Révolution dans le registre des crimes sanguinaires plutôt que dans l’histoire ou la politique. Perfide Albion ? Pas tout à fait. Les Britanniques ainsi que Madame Tussaud – qui avait partagé sa cellule avec Joséphine de Beauharnais en 1793 – ont réservé un sort tout autre à Napoléon, pourtant leur ennemi juré pendant presque vingt ans. Son effigie ne fait pas partie de la « chambre d’horreur » et l’Empereur jouit d’une certaine estime qui n’est pas sans rappeler l’image positive qu’a préservée Rommel cent trente ans plus tard. En glorifiant l’ennemi battu, on se couvre de gloire.
La littérature anglaise de l’époque véhicule à peu près les mêmes stéréotypes. Dans les romans anglais du XIXe siècle, il y a deux « Révolutions françaises ». A l’égard de la première, la « bonne » des années 1789-1791, les auteurs anglais tels que Charlotte Turner Smith, Thomas Carlyle et Charles Dickens, se montrent compréhensifs, voire franchement admiratifs. Dans A tale of Two Cities (Le conte de deux cités), publié en 1859 et devenu, avec plus de 200 millions d’exemplaires vendus, l’un des plus grands best-sellers de l’histoire, une scène fameuse donne le ton. La voiture de l’odieux Marquis de Saint-Evrémont traversant les ruelles de Paris à vive allure, renverse le jeune fils d’un paysan. La voiture s’arrête le temps pour le marquis de jeter une pièce d’or en direction du père qui vient de perdre son enfant. Pour les lecteurs de Dickens, les aristos méritent bien la lanterne.
Quant à la seconde Révolution, celle de 1793-1794, outre-Manche, on la perçoit comme un monstre. Le peuple, noble et courageux pendant l’été 1789, se métamorphose en une foule sanguinaire composée d’hommes et femmes aux cheveux gras criant leur haine à travers des bouches édentées devant la déesse Guillotine, l’odieuse trinité complétée par Robespierre, l’incarnation du Mal, moins révolutionnaire que terroriste.
Quand, en 1903, la baronne Orczy publie The Scarlet Pimpernel (Le Mouron Rouge), elle puise donc dans un imaginaire largement partagé dans le monde anglophone. Dans cette série romanesque au succès fulgurant, Sir Percy Balkeney, un riche dandy à la ville qui se révèle être un justicier à la Zorro, part en mission en France sous la Terreur pour, au nom des nobles anglais, sauver de la guillotine leurs cousins condamnés à mort. Le fait que la France et l’Empire britannique aient signé l’Entente cordiale en 1904 n’a pas empêché les sujets d’Edouard VII de prendre d’assaut les théâtres et les librairies pour faire de la représentation de Scarlet Pimpernel l’un de plus gros succès de la scène populaire londonienne.
Une quinzaine d’années plus tard, un fervent lecteur de Dickens adapte la légende noire à une nouvelle forme d’art. Son nom est D. W. Griffith. Dès 1920, il recycle à Hollywood les représentations de la Révolution française façonnées en Angleterre tout au long du XIXe siècle par Madame Tussaud, Turner Smith, Carlyle et Dickens. Pour la première fois, cette vision de l’épisode majeure de l’histoire française contemporaine est traduite en images à une échelle de diffusion planétaire. Avec Robespierre le diable poudré et tiré à quatre épingles, Danton le débonnaire homme du compromis, et surtout le sans-culotte, cet animal sauvage assoiffé de sang habillé en haillons et nécessitant des soins dentaires urgents : les costumiers de Hollywood s’en donnent à cœur joie !
Loin des débats d’historiens qui ont animé la scène intellectuelle et politique française pendant un siècle – dantonistes contre robespierristes, contre-révolutionnaires contre girondins… -, les masses occidentales, nourries essentiellement par la culture populaire en langue anglaise, ont intériorisé une image de la Révolution française largement inspirée de sa légende noire. Les jeux vidéo « jouent » dans cette cour-là et ne peuvent aller contre les attentes de leurs clients aux imaginaires imprégnés par deux siècles de romans, pièces de théâtre, statues de cire, films et séries. Cette vision stéréotypée de l’histoire de France fait de Robespierre un monstre responsable de la Terreur, mais véhicule également une image très négative de l’Ancien régime, décadent et incapable. Maigre lot de consolation pour Jean-Luc Mélenchon !
*Photo : Nelson Correia.
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