Ne mentez pas. Comme tout le monde, vous avez suivi le dernier épisode de l’« affaire » : le retour. Comme tout le monde, vous avez aperçu le sourire radieux d’Anne Sinclair au milieu des caméras. Comme tout le monde, vous avez râlé contre la médiatisation insensée de cette arrivée (et comme tout le monde, vous ne regardez qu’Arte)[1. Comme l’a finement observé, sur RTL, l’amie Muriel Gremillet, après avoir montré DSK menotté, il aurait été assez injuste de faire l’impasse sur son retour en homme libre]. D’accord, il n’y avait rien à voir, mais ce n’était pas une raison pour ne rien montrer. Et pourquoi pas, tant qu’on y est, nous demander, à nous les journalistes, de nous taire quand nous n’avons rien à dire ? Vous voulez la mort de la presse, ce pilier-de-notre-démocratie ? Notons au passage que dans les rédactions, le partage des tâches est désormais très au point : pendant que les uns font le pied de grue à Roissy ou place des Vosges, les autres s’indignent vertueusement. Chacun sa chance. Moi, j’opte pour l’indignation parce que la journée de travail de l’indigné commence généralement à une heure décente. Et puis, dans un studio, on est au chaud et il arrive qu’on vous serve un café buvable.[access capability= »lire_inedits »]
Les propos de comptoir ont acquis le statut d’opinions autorisées
De toutes parts monte la même clameur : « Parlez-nous des vrais problèmes, de ceux qui intéressent vraiment les Français, le chômage, le partage des tâches ménagères, la Libye…! » Et ta sœur. D’accord, vous lisez Le Monde et Causeur, pas Closer. Mais à qui ferez-vous croire que vous vous êtes rués sur les pages consacrées à la crise de l’euro et du reste avant de dévorer les articles relatant par le menu le prétendu non-événement qu’a été le retour des Strauss-Kahn dans la mère-patrie – au fait, combien de journalistes y aurait-il eu si cela avait été un événement ?
Ne nous la jouons pas. La vie des autres nous intéresse, nous fascine parfois. Heureusement d’ailleurs : si l’homme n’était pas un animal doué de curiosité, peut-être ignorerions-nous qu’il existe, au-delà de nos villages, des contrées différentes comme la Chine ou l’Amérique. D’accord, nous aurions moins d’ennuis, mais la vie serait tellement moins amusante…
Seulement, ayant également été dotés de la faculté de juger, nous ne saurions être des spectateurs passifs. Nous passons un temps considérable à émettre des points de vue péremptoires sur des comportements et agissements dont nous ne savons rien ou presque. À quoi serviraient les dîners entre amis, les discussions entre amoureux, les déjeuners entre copines s’il était interdit de dire du mal, de proférer des âneries et de s’empailler sur des questions fondamentales, genre : « Toi, à la place d’Anne Sinclair, tu serais restée ? » ou « Si, si, je t’assure, Machinchose est alcoolique et dort avec sa chèvre » ?
Ne craignez rien, on ne supprimera pas le Café du Commerce. Le droit d’avoir sa petite idée sur tout est inaliénable. L’ennui, c’est que grâce à la double magie d’Internet et du téléphone mobile qui photographie, enregistre, filme et fait le café, c’est tout l’espace public, c’est-à-dire médiatique, qui devient un vaste Café du Commerce. Les propos de comptoir ont acquis, dans les médias, le statut d’opinions autorisées[2. Bien entendu, même si j’essaie de m’en tenir au respect de la vie privée, il m’arrive également de donner mon avis sur des sujets qui ne me regardent pas. Eh bien, j’ai tort]. Ainsi a-t-on entendu de doctes féministes déclarer que DSK était coupable « car il avait déjà trompé sa femme », Martine Aubry affirmer que, sur cette affaire, la plupart des femmes pensaient la même chose qu’elle ou l’inverse, et Michel Rocard décréter que l’ex-patron du FMI était atteint d’une maladie mentale. Il est déjà surréaliste que l’on somme des psys de se prononcer sur le cas de personnes qu’ils n’ont jamais vues et qu’ils acceptent de le faire, mais on aimerait savoir en quoi l’avis de Rocard sur le psychisme de DSK a la moindre légitimité.
« Tout est social. Tout est politique. »
Dans ces conditions, la mésaventure de la bourgmestre d’Alost, en Belgique, annonce peut-être notre avenir à tous. Une vidéo sur laquelle on la voit faire l’amour avec son compagnon a récemment mis le feu à Internet. Filmée il y a quatre ans, à l’insu des protagonistes, la scène s’est déroulée en Espagne, dans un château visité par de nombreux touristes. L’opposition s’est emparée de l’affaire, rappelant que la dame était affiliée à un parti chrétien. « Comment couper des rubans dans les écoles et faire encore des discours sur les valeurs ?», s’est interrogée une élue. Apprendrait-on aux écoliers belges qu’un bon chrétien ne fait pas l’amour ? Sur la Toile belge, chacun estime avoir son mot à dire. « Les amants ne sont pas vraiment expressifs et l’on est un peu mal à l’aise pour eux », peut-on lire sur un blog. En somme, ce qui est scandaleux, c’est que Madame le bourgmestre ait eu des relations sexuelles dans un lieu pas tout-à-fait prévu pour ça, pas qu’un abruti indélicat ait filmé et diffusé ces ébats[3. Il faut donc féliciter les habitants d’Alost interrogés par BFM-TV. Non seulement ils estiment qu’il s’agit d’une affaire privée, mais ils trouvent plutôt satisfaisant que leur bourgmestre soit une femme comme les autres].
De l’opinion sur la vie intime des uns ou des autres, on passe vite à l’édiction de normes valables pour tous et toutes. « Nous ne nous sommes pas battues pour avoir le droit d’être trompées », m’a lancé une charmante consœur de Elle. J’avoue m’être peu battue sur le front de la libération des femmes − nos mères avaient fait l’essentiel du boulot −, mais je croyais que nous avions gagné le droit de vivre comme nous l’entendons. Bernique. « Tout est social, tout est politique », m’a lancé Éric Fassin au cours d’une émission de radio. Tout, y compris les arrangements que vous avez avec vos amants et amantes. Réclamons donc une loi interdisant aux adultes consentants de tolérer l’infidélité. Sanctionnons les maris volages et les épouses « complaisantes » (ou l’inverse, ne vous énervez pas !). Et planquez-vous ! Madame le bourgmestre en sait quelque chose : avoir une vie privée relève désormais du château en Espagne.[/access]
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