Ce qui est formidable avec Internet, c’est qu’on peut réécrire l’Histoire. Un journaliste qui publie une information fausse n’a pas besoin de s’excuser : il lui suffit de corriger son texte et, s’il est malhonnête, de prétendre qu’il n’a jamais écrit ce qu’il a écrit. Trop cool… Plus besoin de recouper ni de vérifier, il suffit de publier, on verra bien. J’ai eu l’occasion d’apprécier ces méthodes avec le fameux « scoop » de Mediapart sur le supposé financement de la campagne de Nicolas Sarkozy par le colonel Kadhafi ¬− affaire sur laquelle je n’ai aucune vérité à défendre. J’ai simplement observé qu’une des affirmations publiées par le journaliste en charge de cette affaire, relative à l’un des protagonistes, était clairement et évidemment fausse. Étant d’une nature confraternelle, j’ai envoyé un message au confrère pour lui signaler son erreur. J’ai eu la surprise de recevoir une réponse dans laquelle il prétendait n’avoir jamais écrit ce que j’avais bel et bien lu. Et de fait, l’erreur avait disparu ![access capability= »lire_inedits »] Je n’avais pas compris qu’il était impudent de contester une information publiée par les sacro-saints chevaliers du journalisme d’investigation. Du reste, « journalisme d’investigation » est sans doute un costume trop étriqué pour un média qui ne publie pas des informations, mais des « révélations ». Tout est aussi vrai dans Mediapart que bon dans le cochon. Même ce qui est faux.
« Sarkozy-Kadhafi : la preuve du financement » : c’est sous ce titre dépourvu de la moindre ambiguïté que le site d’Edwy Plenel publie, le 28 avril, quelques jours avant le second tour de la présidentielle, un document qui, s’il était authentique, constituerait en effet une preuve accablante des largesses de Kadhafi pour Nicolas Sarkozy. Il s’agit d’une lettre en arabe signée par Moussa Koussa, ex-chef du renseignement libyen, et adressée à Bachir Saleh, ancien directeur de cabinet de Kadhafi. On admettra cependant que la précision « s’il était authentique » a son importance… Un certain nombre d’éléments que j’exposerai ci-dessous permettent pour le moins d’en douter. Personne, et certainement pas moi, n’accuse les journalistes de Mediapart d’avoir fabriqué ce document. Ce que l’on pourrait reprocher aux porte-flingues d’Edwy Plenel, en revanche, c’est de l’avoir publié alors qu’ils ne disposaient pas de la moindre preuve de son authenticité.
J’ai eu l’occasion de rencontrer Kadhafi et certaines personnes de son entourage m’ont expliqué à plusieurs reprises comment fonctionnait ce type d’opération du temps du « Guide ». Après avoir promis une « aide politique », le Leader transmettait verbalement un ordre à son directeur de cabinet, Ahmed Ramadan, et à son chef de cabinet, Bachir Saleh. Ce dernier prenait les choses en main, organisait le versement et se chargeait de répartir les commissions des uns et des autres. Au final, un seul document entrait dans le système comptable : un reçu signé de la main du messager du bénéficiaire (qui serait, en l’occurrence, un émissaire de Sarkozy) était remis par Bachir Saleh au chef comptable du palais. Voilà la preuve que nous cherchons et que nous n’avons pas trouvée. Même si la transaction a réellement eu lieu, il est possible que cette preuve n’existe pas. En effet, c’est Kadhafi lui-même qui a déclaré que Nicolas Sarkozy avait bénéficié de sa prodigalité. On imagine que s’il avait possédé un document étayant cette accusation, feu le Guide se serait fait un plaisir de le transmettre à Mediapart.
Ce qui est tout aussi certain, c’est que Moussa Koussa − l’expéditeur supposé de la lettre de Mediapart − ne jouait aucun rôle dans ces affaires. L’« aide politique », ce n’était pas son truc. Et les conseillers dont le bureau jouxtait celui du « Guide » au palais de Bab Al-Azizia n’avaient pas besoin d’autorisation du chef des renseignements pour distribuer ces menus cadeaux aux partis-frères. Imaginez une seconde que la France soit assez riche pour financer des hommes politiques étrangers : verrait-on le patron de la DCRI adresser par courrier un ordre de virement au directeur de cabinet du Président de la République ? Demanderait-on à Bernard Squarcini de donner son aval pour allonger une subvention à un parti politique polonais ? Admettons cependant, pour la commodité du raisonnement, que cette aberration politique et protocolaire ait eu lieu malgré tout. L’ennui, c’est que le courrier mentionne également une réunion entre l’intermédiaire désormais célèbre Ziad Takieddine et Brice Hortefeux. Or, ni l’un ni l’autre n’étaient présents à Tripoli à la date mentionnée. Et tous ceux qui connaissent le dossier savent que l’homme de confiance de Sarkozy en Libye était Claude Guéant. On m’accordera que cela fait beaucoup d’invraisemblances.
Le plus surprenant − ou le plus inquiétant −, c’est que ça marche ! Grâce au buzz suscité par ce « scoop », nombre de gens sont aujourd’hui convaincus que Nicolas Sarkozy a bien bénéficié d’une « aide politique » du « Guide » libyen pour sa campagne de 2007. Les observateurs les plus indulgents (de droite) pensent − sans l’écrire − qu’en acceptant les largesses d’un chef d’État étranger, Sarkozy n’a fait que perpétuer une tradition de la Ve République. Les plus teigneux (de gauche) écrivent − sans le penser − qu’il s’agit d’une preuve supplémentaire de l’alliance des riches et des corrompus contre le petit peuple. Reste une question fort intéressante : pourquoi un site d’information a-t-il cru bon, quelques jours avant une échéance électorale majeure, de publier un document étayant une accusation aussi grave, alors même qu’il n’existait aucune preuve pour en attester l’authenticité ? La réponse est simple : Mediapart n’est pas un site d’information mais un média militant. Faute d’éléments indiscutables, il pratique ce qu’on appellera le « journalisme à coups de marteau ». Si une information ne rentre pas dans la tête des gens même quand Edwy Plenel a décrété qu’elle était vraie, il faut asséner chaque jour de nouveaux arguments sans être trop regardant sur les vérifications d’usage.
Dans les jours suivant la publication de l’article, le signataire et le destinataire présumés de cette lettre nient son existence. Peu importe : les journalistes qui enquêtent sur ce sujet brûlant trouvent une méthode imparable pour faire passer la pilule. Ils compilent les éléments qui fragilisent leur document-preuve dans une série de mini-articles (payants) et aboutissent à la conclusion suivante : « Si tout le monde dit que c’est faux, c’est parce que tout le monde a peur, ce qui prouve que c’est vrai. » Cette prétendue démonstration par l’absurde ressemble plutôt à une démonstration absurde. Quand Bachir Saleh affirme n’avoir jamais reçu la lettre, « cela n’a aucune valeur, il est recherché par Interpol et protégé par la France ». Quand l’expéditeur supposé, Moussa Koussa, nie l’avoir jamais signée, « le démenti n’a aucune valeur ». Quand les anciens insurgés et nouveaux gouvernants de la Libye font des déclarations allant dans le même sens, c’est encore une preuve : « Cela n’étonne personne que le CNT contredise Mediapart. Qui les a mis en place ?»
Le 2 mai, assis à la table d’un célèbre café parisien, j’apprends donc, dans un article intitulé « L’Élysée piégé par ses témoins », que Bachir Saleh (le destinataire supposé de la lettre) est probablement en fuite. Or, il se trouve alors attablé à quelques mètres de moi. La veille, il s’était payé une belle balade sur les Champs-Élysées, après avoir rencontré Dominique de Villepin dans un palace parisien. Cela fait deux jours que je le suis à la trace. Notre métier nous impose parfois ce genre de méthodes. Bref, le « témoin de l’Élysée » n’était pas en fuite. C’est à ce moment-là que j’alerte mon confrère sur son erreur : le témoin n’est pas « en fuite ». Et quelques minutes plus tard, il ne l’a jamais été : dans l’article de Mediapart discrètement expurgé de cette bourde, on apprend simplement qu’il est « réclamé par la Libye ». Rien d’autre n’a été changé. L’erreur n’a jamais existé. Bizarrement, le confrère ne semble pas m’être reconnaissant. Son emportement, dans le cours de nos échanges électroniques, traduit plutôt la posture d’éternel indigné − ne serait-ce pas plutôt à moi de l’être ? Il conclut : « S’il est à Paris, qu’attend la police de Sarkozy pour l’arrêter comme promis ? C’est surréaliste. » Surréaliste, en effet. Puisqu’il est si assoiffé de justice, je lui suggère d’aller de ce pas retrouver ce « témoin-clef » grâce aux indications que je lui ai gracieusement fournies, et de le dénoncer à la police. L’échange s’arrête là. Bachir Saleh n’a été ni arrêté par la police, ni interrogé par Mediapart.
Les témoins à décharge sont donc disqualifiés − au motif, pour Saleh, qu’il est réclamé par les nouveaux maîtres de la Libye. Il faut maintenant produire un témoin à charge. C’est chose faite le 3 mai dans un article intitulé : « Mediapart, Kadhafi : l’ancien Premier ministre libyen confirme les 50 millions pour Sarkozy ». Cette fois, c’est du lourd.
Incarcéré en Tunisie pour « franchissement illégal de frontière », Baghdadi Al-Mahmoudi est réclamé par la justice de son pays où, dit-on, il risque la peine de mort. Selon Mediapart, il a affirmé aux enquêteurs tunisiens avoir lui-même livré le cash en Suisse aux porte-flingues de Sarkozy. « Depuis octobre 2011, la justice tunisienne savait… », annonce le site. Un Premier ministre porteur de valise ? Personne ne moufte. Et puis pourquoi risque-t-il la peine capitale en Libye ? Silence radio sur le Web francophone. Ce qui intéresse les Français, c’est de savoir que l’ancien Premier ministre de Kadhafi confirme les dires de Mediapart. N’ont-ils pas le droit d’en savoir un peu plus ? Pourtant, quand l’AFP interroge un avocat de Mahmoudi, elle ne prend pas la peine de lui demander de quoi son client est accusé. Décidément, tous ces journalistes ne sont pas très curieux…
Si Baghdadi Al-Mahmoudi est réclamé par le régime de Tripoli, c’est parce qu’on l’accuse d’avoir participé, en mars 2011, aux massacres perpétrés par les soldats loyalistes sur les minorités berbères de Zwara. Le pauvre homme expliquera évidemment qu’il n’avait pas le choix, qu’il était obligé − argument récurrent de ceux qui servent les dictatures. Malheureusement pour lui, on peut consulter sur Internet des documents accablants : des écoutes téléphoniques où il évoque, sur un ton jovial, les viols commis sur les jeunes Libyennes par les mercenaires de Kadhafi.
Tout cela, les investigateurs intrépides de Mediapart ne le savent pas ou ne veulent pas le savoir. Ce qui importe, pour eux, c’est que l’ancien Premier ministre de Kadhafi a confirmé le versement des 50 millions. L’information, relayée par l’AFP, tourne en boucle sur Internet. Pour un scoop, c’est un scoop ! Le tout-Paris politique tremble ou exulte.
Depuis ses aveux, Mahmoudi croupit toujours dans les geôles tunisiennes. Or, plus aucune charge ne pèse plus sur lui en Tunisie où il a purgé sa peine de six mois de prison. Ses avocats sont indignés ! Voudrait-on le faire taire pour protéger Nicolas Sarkozy ? C’est ce que laissent entendre entre les lignes les journalistes de Mediapart. La réalité est moins rocambolesque. Si la Tunisie maintient cet homme en captivité, c’est parce qu’elle rechigne à le livrer aux Libyens. L’acte d’extradition a bien été signé. Mais le Président tunisien, Moncef Marzouki, ancien militant des droits de l’homme, hésite à appliquer cette décision. Amnesty International a attiré son attention sur le cas de Mahmoudi. Le renvoyer chez lui reviendrait à envoyer une bête à l’abattoir. Alors que ses avocats se battent pour attirer l’attention des médias, cette affaire Sarkozy tombe vraiment à pic ! Jusque-là inconnu du grand public en France, Baghdadi Al-Mahmoudi devient un héros. Il n’est plus l’un des bourreaux du régime de Kadhafi, mais la victime du clan Sarkozy. Les twits repartent de plus belle, comme celui-ci, relayé par un des investigateurs : « Le mec qui confirme les 50 millions a une hémorragie interne. Tout est normal. » Faut-il comprendre que le Président de la République française a envoyé des exécuteurs dans sa cellule tunisienne pour lui faire passer l’envie de causer ? En réalité, Mahmoudi est souffrant notamment parce qu’il a fait quatre grèves de la faim qui n’ont rien à voir avec les millions de Sarkozy.
Ce témoignage opportun ne laisse pas d’intriguer. Pourquoi aurait-il parlé de ces fameux millions et de son escapade suisse à la justice tunisienne, alors qu’il n’était inculpé que de « franchissement illégal de frontière » ? En quoi le fait d’apparaître comme un « porteur de valise » serait-il utile à sa défense ? Surtout, comment expliquer Toutes ces questions en appellent une autre : comment expliquer que des journalistes chevronnés ne se les soient même pas posées ?
Vous ne comprenez plus rien à cette histoire ? Vous pensez que, tout de même, ça pue ? Cela signifie que Mediapart a réussi son coup. Le journalisme à coups de marteau a permis de transformer une hypothèse en certitude, un document non authentifié en preuve et un ancien dignitaire du régime de Kadhafi en témoin indiscutable. Et le pire, c’est que les confrères croient dur comme fer à un échafaudage qui s’accorde parfaitement avec leur vision de la politique en général et de Sarkozy en particulier. Bienvenue à Parano-Land !
Maintenant, je vais vous dire ce que je sais : Kadhafi a dit à un de mes amis qui travaillait pour lui qu’il avait donné 20 millions d’euros à Sarkozy. Ce même ami m’a parlé d’une réunion où Claude Guéant, accompagné d’un Tchadien, aurait demandé une « aide politique » pour la campagne de 2007. C’est peut-être vrai, peut-être faux. De plus, quiconque connaît les rouages de l’ancienne Jamahiriya libyenne sait que, même si Kadhafi avait promis de faire un don, cela ne prouve nullement que le bon montant ait ensuite été alloué à la bonne personne. Les porteurs de valises ne sont pas toujours fiables. Rechercher une information dans ce milieu de tueurs suppose de plonger dans la fosse aux requins et de patauger dans des eaux saumâtres. J’ignore totalement si l’information concernant le financement de la campagne de Sarkozy est vraie. Mais j’ai d’excellentes raisons de douter de l’authenticité du document. Et j’ai beaucoup de mal à croire que ces raisons aient échappé aux détectives de Plenel.
Alors, j’ai envie de dire aux Bob Woodward d’opérette de redescendre de leur nuage. Ce n’est pas le Watergate, votre truc, mais une boule puante que vous lâchez, comme un tract de la LCR. Si vous voulez faire du journalisme, revoyez Les Hommes du président. Ils n’avaient même pas de portable, devaient se déplacer chez les gens pour leur tirer les vers du nez. Surtout, notez un détail : dans le film, comme dans la réalité, l’article est publié à la fin de l’histoire, pas au début.[/access]
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