Canoës est composé de huit récits qui sont autant de variations américaines autour du thème de la voix humaine.
Maylis de Kerangal est réputée pour des romans comme Naissance d’un pont (prix Médicis 2010) ou Réparer les vivants. Sa manière de raconter des histoires s’appuie sur une documentation technique irréfutable, à partir de quoi elle développe une écriture ample et profonde, qui fait surgir la beauté d’une description hallucinée du réel. On lui a quelquefois reproché cette objectivité romanesque, que certains lecteurs ont jugé très lourde, très ardue. Avec son nouveau livre, Canoës, Maylis de Kerangal a essayé de montrer qu’elle pouvait écrire avec plus de sensibilité apparente, en allant chercher en elle-même la substance de son récit.
Une inspiration autobiographique
Elle nous présente ainsi ce qu’elle a voulu faire, en quatrième de couverture : « J’ai conçu Canoës comme un roman en pièces détachées : une novella centrale, Mustang, et autour, tels des satellites, sept récits. » Maylis de Kerangal évite d’utiliser le mot « nouvelle », qui fait fuir le lecteur français. Le texte « Mustang » est le plus long. C’est aussi le plus autobiographique, avec « Ontario » et, peut-être, « Bivouac », mais rien ne dit que les autres ne le sont pas. On peut donc estimer que Maylis de Kerangal, dans cette suite de récits, s’est inspiré de son propre vécu. Nous restons évidemment très loin de ce qu’on appelle l’autofiction, grâce en particulier à une forme toujours très travaillée, une prose qui se distancie avec une certaine froideur, un regard sur elle-même qui ne débouche jamais sur la moindre complaisance ‒ et qui, de manière générale, demeure plein de retenue, comme si Maylis de Kerangal cherchait la neutralité à tout prix à travers une écriture éminemment littéraire.
Autour de la voix humaine
Le but de Maylis de Kerangal, dans Canoës, a été d’écrire ces huit « récits » à partir d’un thème qui l’intéressait tout particulièrement : la voix humaine. La nouvelle « Mustang » est la seule qui déborde ce présupposé, mais néanmoins en l’utilisant toujours comme une clef de voûte. La narratrice y raconte son séjour aux Etats-Unis avec son compagnon et leur fils. Pour exprimer le choc de cette émigration temporaire sur un campus du Colorado, elle note que la voix de son compagnon se modifie, dans ce nouveau milieu, au sein de cette nouvelle langue : « […] les jours suivants, écrit-elle, la modification impalpable du premier soir s’est précisée, elle est devenue un grain, infime certes mais qui me perturbe ». Pour Maylis de Kerangal, la voix et ses métamorphoses les plus légères sont un élément révélateur au plus profond de ce que les personnages sont en train de vivre, dans une réalité qui leur échappe. Ainsi, dans « Nevermore », où une femme enregistre une lecture du Corbeau d’Edgar Poe, c’est par son travail répétitif sur sa voix que la lectrice en redécouvre une plus authentique, enfouie en elle : « Alors, je me suis remise à lire, mais ce n’était pas ma voix, c’était la voix d’une inconnue, c’était la voix d’une autre… »
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Les femmes (plus que les hommes), dans Canoës, découvrent l’étrangeté du monde à travers l’altérité de leur propre voix. Leur identité même est remise en question, les traumatismes anciens ressurgissent. Pour Maylis de Kerangal, c’est dans la voix que réside l’âme d’un être humain, son disque dur. Encore faut-il déconstruire cette voix, la torturer, presque, afin de la transfigurer, pour tout simplement renaître.
Une littérature du neutre
On comprend dès lors, dans ces récits, la nécessité d’un apport personnel de l’auteur. Cet apport est, nous l’avons vu, constamment restreint. Est-ce qu’il faut le regretter ? On peut par exemple estimer que le récit « Mustang » aurait pu être développé considérablement, et ne pas rester une simple novella, mais devenir un vrai et gros roman, dont nous ne lisons ici, de fait, qu’une esquisse frustrante. Maylis de Kerangal passe rapidement (trop rapidement, peut-être) sur beaucoup d’aspects qui sont manifestement essentiels pour elle, concernant par exemple le territoire américain qu’elle découvre avec un mélange d’éblouissement et de déception : « l’éternelle histoire de la civilisation et du progrès, ou comment l’homme blanc s’était rendu maître de la terre […] la destruction des Indiens des Grande Plaines ». Elle visite le musée de Denver : « c’était la réalité de la disparition des Indiens qui devenait palpable ». On perçoit souvent dans Canoës des allusions à des débats anthropologiques pointus. Maylis de Kerangal les présente, dans ses récits, d’une manière naturelle, sans a priori contestables, mais en montrant à quel point elle en est elle-même passionnée. Elle aurait pu en dire plus.
Pour mieux définir l’art romanesque de Maylis de Kerangal, il faudrait peut-être recourir à cette vieille notion de neutre que Roland Barthes et Maurice Blanchot avaient mise en lumière, il y a bien des années. Blanchot écrivait par exemple ceci : « Quelque chose est à l’œuvre de par le neutre, qui est aussitôt œuvre de désœuvrement : il y a un effet de neutre ‒ cela dit la passivité du neutre… » Dans la plupart des récits de Canoës ‒ qui auraient fasciné Blanchot ‒ on retrouve, derrière le neutre, une pensée du désœuvrement, sans doute une clef pour comprendre la littérature de Maylis de Kerangal : sa propension à peindre les choses inertes, sa façon de décrire des états d’âme passifs, en suspens, et son goût pour les personnages noyés dans une modernité factice. Canoës, dans son parcours global, apparaît comme une sorte de contrepoint bienvenu, nous annonçant que cette œuvre, « œuvre de désœuvrement » s’il en fût, promet pour la suite bien des merveilles possibles, dont il faudra sûrement tenir compte.
Maylis de Kerangal, Canoës. Éd. Verticales.
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