Etre les populistes et les démagogues, la différence est souvent affaire de tour de taille : le démagogue, enjôleur des foules par calcul cynique, tient à garder une parfaite maîtrise de lui-même, évite la bonne chère et les boissons alcoolisées, ne s’enivre que de son propre verbe. Sa jouissance est toute cérébrale, et son mépris pour ce peuple dont il fait l’instrument de sa toute-puissance infini. Il a souvent les joues creuses et un regard perçant. Goebbels.
Le populiste, à l’inverse, est un homme (ou une femme) qui se fie à son instinct plutôt qu’à son intelligence, même s’il en est souvent fort bien pourvu. Georges Frêche en France, et Franz-Josef Strauss en Allemagne, que j’ai eu l’occasion de côtoyer naguère, appartenaient à cette catégorie. La fréquentation festive de ses semblables, et les pratiques sociales qu’elle implique dans le domaine gastronomique et œnologique, sert au populiste d’institut de sondage, de think tank informel et d’assurance électorale. Cela n’est pas sans conséquence sur la masse graisseuse, à moins que l’on soit doté par la nature d’un métabolisme exceptionnel comme Jacques Chirac, populiste intermittent, mais bâfreur impénitent.[access capability= »lire_inedits »]
Pour mon ami Maurice, maire de S…, ville de Haute-Savoie d’environ 6 000 habitants, et conseiller général d’un canton s’étageant de 400 à 2500 mètres d’altitude, la taille XXL s’applique aussi bien à ses pantalons qu’aux scores qu’il obtient aux élections : 80% aux municipales et 60% aux cantonales.
Maurice n’était pas, de son propre aveu, une flèche à l’école primaire qu’il fréquenta dans les années 1950, au contraire de son « classard » Jean-Claude, aujourd’hui maire de la ville voisine. Les deux compères se disputent d’ailleurs régulièrement pour savoir laquelle des deux communes jumelles doit être considérée comme la capitale française du décolletage, industrie micromécanique dont la vallée de l’Arve s’est fait la spécialité.
« Z’ai ptèt pas été aux hautes écoles, mais ze sais reconnaître ceux qui cherchent à m’enculer ! »
Leur dialogue récurrent pourrait aisément tenir lieu de sketch de café-théâtre : Jean-Claude l’intello avale ses mots à en être souvent incompréhensible, et Maurice le cancre est affecté d’un zézaiement qui ne l’empêche nullement d’exprimer de manière tonitruante ses opinions sur la marche du monde. « Z’ai ptèt pas été aux hautes écoles, mais ze sais reconnaître ceux qui cherchent à m’enculer ! »
On aura compris que le vocabulaire de Maurice ne s’embarrasse ni de périphrases ni de circonvolutions. Les métaphores qui l’aident à formuler sa pensée politique se situent dans un registre limité et font de fréquentes références au fondement.
La seule université fréquentée par Maurice aura été ces deux années passées à « courir derrière les fellouzes dans les dzebels, tant et si bien que ze m’y suis niqué les zenous, et c’est pour ça que maintenant ze prends mon 4×4 pour aller aux champignons ». À son retour d’Algérie, Maurice, comme tous ses copains de la vallée, est retourné gagner son pain devant un tour à décolleter, les mains dans l’huile et dans un boucan d’enfer. Il fonde son propre atelier, car sa « tête de cochon » lui crée quelques problèmes avec les patrons.
Quelques décennies plus tard, Maurice a perdu sa sveltesse de jeune homme, et sa taille s’est arrondie en même temps que son compte en banque, sa petite boîte ayant grandi et prospéré grâce à son travail et à son instinct pour les bonnes affaires. Entre-temps, la ville de S… a bien changé. Les logements sociaux ont poussé comme des champignons, majoritairement occupés par des travailleurs maghrébins et leurs familles, employés aux tâches les plus pénibles du décolletage, comme l’essorage des pièces dans les vapeurs délétères de solvants. C’est peu dire que l’intégration de ces nouvelles populations n’a pas été aussi rapide que celle des travailleurs italiens du bâtiment arrivés dans la région dans les années 1940 et 1950. La route nationale 205 fait office de limite entre la ville « blanche » et le quartier majoritairement maghrébin.
À la fin des années 1980, le FN, à S… et aux alentours, obtient des scores impressionnants, traduction politique du désarroi des Savoyards passés en une génération du cul des vaches en été et au limage des pignons[1. Façonnage des pièces d’horlogerie à domicile.] en hiver à l’univers impitoyable de l’industrie de sous-traitance mondialisée.
Elu grâce au FN, il l’a effacé du paysage
C’est dans ce contexte que démarre la carrière politique locale de mon ami Maurice. En 1995, lors des municipales, les sbires locaux du FN voient une bonne occasion de s’emparer de la mairie, le sortant étant fort contesté à cause de travaux pharaoniques, source d’un endettement que les fourmis savoyardes ont en sainte horreur. Il leur faut cependant trouver quelques têtes d’affiche présentables pour conduire une liste officiellement apolitique, mais en fait noyautée par les lepénistes. Parmi ces « notables » voués au rôle d’idiots utiles, Maurice qui résume ainsi la situation et son évolution : « Ceux du FN, y zont dit : on va mettre maire le gros con, mais c’est nous qu’on tiendra la plume et le gros con y signera et pis c’est tout. Eh ben le gros con, il est dv’nu maire et il a pas signé ! » Les relations de Maurice avec le FN local sont alors devenues exécrables, à la grande satisfaction de quelques avocats qui ont largement profité des démêlés judiciaires entre le nouveau maire et ses anciens colistiers.
Et c’est ainsi que, depuis quinze ans, le FN a été effacé du paysage politique municipal. Pendant qu’il s’efforce de remettre en ordre les finances municipales, Maurice confie à son vieil ami Jean, un ancien pied-noir débarqué jadis en métropole aussi pauvre qu’il le fut, dans son enfance, dans le pays natal d’Albert Camus et de sa mère. « Le social, z’y connais rien, alors ze sous-traite », telle est la lettre de mission délivrée par Maurice à Jean, bombardé premier adjoint et en charge de gérer les « bougnoules » de l’autre côté de la nationale.
C’est alors que l’on vit débarquer un contingent de « beurettes » dans le personnel municipal, et que se mirent en place des programmes financés dans le cadre des grands projets de politique de la ville lancés par les gouvernements de toutes tendances pour tenter de remettre en marche la machine républicaine d’intégration des étrangers.
On devrait, comme pour les grands vins, faire des dégustations « à l’aveugle » des politiques menées par des municipalités étiquetées à droite ou à gauche. On pourrait avoir quelques surprises, et découvrir que les actions menées à S…, ville de droite, dont le maire utilise un vocabulaire politiquement très incorrect pour désigner une partie de ses administrés, se comporte dans ce domaine mieux qu’une bonne vieille municipalité de gauche.
Maurice est aussi fidèle en amitié qu’il est rancunier avec ses ennemis. Par bonheur, et pour des raisons liées à la météo politique locale, il se trouve que je suis dans la bonne liste du carnet de bal de Maurice. « Tu sais, me confia -t-il un jour, z’ai touzours eu les zuifs à la bonne, depuis qu’en Alzérie z’avais chopé les hémorroïdes. Le médecin aspirant du réziment, y s’appelait Zacob, et y m’a guéri ça en un rien de temps. On a touzours de la reconnaissance pour celui qui s’occupe bien de votre trou du cul. »
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