Les amateurs de polar de ma génération se souviennent de deux découvertes choc, à quelques années d’intervalle. En 1987, paraissaient chez Rivages les trois romans de James Ellroy formant la trilogie de Llyod Hopkins. On ne fut donc par surpris, finalement, de voir la stature que devait prendre par la suite l’auteur du Dalhia Noir, au point de devenir, par-delà les genres, un des plus grands écrivains américains d’aujourd’hui. L’autre révélation fut française. Elle eut lieu en 1993. Une Série Noire, à l’époque où la collection sortait encore en poche, proposait un volume anormalement épais dans une collection qui gardait en règle générale son calibrage historique autour des 250 pages. Son titre : La Sirène Rouge. Son auteur : un inconnu qui signait là son premier roman, Maurice G. Dantec.
Génération 90
Dantec était appelé à incarner une des figures iconiques de la littérature branchée des années 90 aux côtés de Virginie Despentes, de Frédéric Beigbeder ou encore de Guillaume Dustan, de Mehdi Belhaj Kacem et, bien entendu de Michel Houellebecq. Ils connurent des destins différents : Beigbeder est devenu un notable de la république des lettres, Dustan est mort du sida, Despentes a gardé intact son travail de critique sociale, politique et sexuelle de nos années glaciaires tout en collectionnant les best-sellers et Mehdi Belhaj Kacem est désormais le philosophe d’une pensée radicale et post-nihiliste. Quant à Houellebecq, son génie malin ou son malin génie réussit à en faire une égérie néoréac depuis Soumission quand bien même il laisse prospérer le contresens d’un livre antimusulman là où précisément, il montre que l’islam politique, somme toute, serait un moyen bien confortable pour le mâle occidental de se reposer enfin d’une histoire fatigante.
Maurice G. Dantec, lui, a connu dans cette période, un destin bien particulier que retrace dans une biographie précise doublée d’un essai sur l’œuvre, Hubert Artus. Dans Maurice G. Dantec, prodiges et outrances, il retrace sans complaisance mais sans animosité la vie de celui qu’il a croisé de nombreuses fois dans ses activités de journaliste culturel, avant la mort de Dantec en 2016, à 57 ans, à Montréal alors qu’il s’était fait naturaliser canadien.
Dantec, destin chaotique
Qui était l’auteur de la Sirène Rouge, ce magnifique polar épique sur une Europe implosant dans la marchandisation générale des corps et sur fond de guerre en ex-Yougoslavie ? D’où venait le souffle de ce roman noir qui mettait fin à la fiction d’une UE garante de la paix continentale et qui renouvelait radicalement la chorégraphie des scènes d’action ?
Eh bien cet auteur, nous dit Hubert Artus, avait un passé et allait avoir un avenir aussi chaotiques l’un que l’autre. Pour le passé, Dantec est un môme des années 60 né à Ivry, dans la banlieue rouge. Les premiers témoignages qu’on a sur ce lycéen issu d’une famille communiste divorcée sont d’un autre futur auteur de polar, Jean-Bernard Pouy alors pion à Romain Rolland. C’est Pouy, le libertaire oulipien, qui passera plus tard le manuscrit de La Sirène Rouge à Patrick Raynal, le patron de la collection. Mais avant Pouy a vu alors un ado autodidacte, à la culture impressionnante mais désordonnée, torturé par une acné monstrueuse, solitaire complexé masquant son angoisse dans des logorrhées parfois fascinantes. Hubert Artus le montre comme un de ces enfants maudits de 68 nés trop tard pour jouer un rôle dans les évènements mais qui trouveront une revanche dans le punk. C’est en rocker de banlieue, d’ailleurs, que Dantec se fait connaître avec des groupes éphémères mais innovants.
En recherche permanente de fraternité
Le succès de La sirène Rouge et de celui des Racines du Mal en 1995 pousse Gallimard à mensualiser Dantec qui éprouve un peu de sérénité avec celle qui sera la femme de sa vie. Après, comme pour chacun d’entre nous, il y a les mauvais anges, les amis à éclipses qui reviennent dans les moments de fragilité et qui, pour votre malheur, vous survivent et se chargent de récrire votre existence en la pimentant de rancœur et de mensonges. Si Hubert Artus ne cache rien de ce qui fit de Dantec un auteur célébré, puis extrêmement controversé après ses prises de positions pour le Bloc Identitaire, on lui sera reconnaissant de démonter aussi quelques légendes. Dantec fut moins drogué qu’on le dit, il ne participa pas vraiment à la guerre en ex-Yougoslavie du côté musulman avant de devenir islamophobe en chef après le 11 septembre. Il était un authentique bipolaire en recherche permanente, parfois poignante, de fraternité.
Artus remarque assez justement, dans son épilogue : « Il a fini par bien nous les briser, Maurice Dantec. Mais il nous manque Maurice G.Dantec ». Ce qui est très bien vu : le G dans le nom, à l’américaine, était celui de l’auteur de fiction, d’un romancier gigantesque qui a réussi l’hybridation Polar/SF en épopée moderne, celui qui a donné une dimension poétique, presque lyrique au genre pourtant glacial du techno thriller. Mais Maurice Dantec, sans le G, oui, il a finir par « nous les briser », à nous les lecteurs enthousiastes voire subjugués des débuts.
Des Journaux bien inégaux
Ses Journaux publiés par Gallimard, trois volumes obèses de délires non-maitrisés autour d’auteurs lus la vieille et qui faisaient de Dantec un nietzschéen le lundi, un bloyen le mardi, un mystique rhénan le dimanche n’ont pas rendu service ni à l’homme ni à l’écrivain. Son goût de la provoc politique, même si Artus insiste sur son angoisse sincère à propos du déclin de l’Europe, l’a conduit à de fréquentations douteuses, ce qui est son droit, mais aussi éditoriales, ce qui est beaucoup plus ennuyeux pour un écrivain qui aura réussi l’exploit de finir oublié de son vivant à force de mauvais calculs.
Et on remerciera Hubert Artus, en rendant justice à une œuvre qui restera, d’analyser en détail comment, aujourd’hui, la machine à broyer les écrivains, une machine éditoriale, médiatique et politique, fonctionne à plein, parfois avec leur propre consentement suicidaire.
Maurice G. Dantec, prodiges et outrances, Hubert Artus (Editions Séguier, 2018)
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