Frère-la-Colère aime Péguy et les grives musiciennes. Il aime les montagnes, les écuries, les forêts et les églises. Frère-la-Colère aime le vin, le silence et quand Paris se souvient d’elle-même et se couvre à nouveau de barricades. Frère-la-Colère aime la joie déchirée des accordéons. Il aime les marmottes et la guérilla mobile contre la police et l’armée dans toutes les villes du pays. Les nuits et les matins d’hiver, il aime se plonger nu dans l’eau glacée des torrents. Il n’aime guère les banques mais considère en revanche les crottes de lapin comme des « joyaux de la Création ».
Frère-la-Colère est la figure de proue du Mouvement qui, depuis des mois, met la France à feu et à sang. Il enregistre et diffuse sur Internet des vidéos dans lesquelles il appelle le peuple français à l’unité et aux armes contre le gouvernement et le capitalisme. Frère-la-Colère est un homme charmant mais qui, visiblement, n’a pas suffisamment lu Lao Tseu. Voilà une erreur aussi impardonnable que celle d’ignorer Péguy, contre laquelle il réprimande à raison Joseph Victor, son tout nouvel employé. Avec l’aide inappréciable de Lao Tseu, peut-être eût-il judicieusement étendu au profit des êtres humains sa sévère interdiction de l’usage des armes à feu contre les marmottes.
Joseph Victor ? Pour faire abattre le président de la République française, Frère-la-Colère a bien eu raison de faire appel à lui. Sans quoi nous ne saurions rien de ses aventures, puisque Joseph est le narrateur du Dernier contrat, d’Olivier Maulin.[access capability= »lire_inedits »] Il est aussi la preuve vivante du drame de l’apolitisme chez les tueurs à gage. Mais son âme atrophiée et son corps devenu presque insensible aux charmes féminins témoignent également du drame du professionnalisme. Et Dieu sait que les ravages de ce mal incurable sont bien loin de se cantonner au seul secteur d’activité des tueurs à gage.
Joseph Victor n’aime pas les rencontres intimes. Ni avec Frère-la-Colère, ni avec Florence – qui lui confie que « le monde s’est écroulé dans [s]a tête bien avant de s’écrouler pour de vrai » – ni avec Emmanuelle qui, en vertu d’un baba-coolisme à tous autres égards condamnable, a tout de même le mérite de se baigner nue dans les abreuvoirs. Joseph Victor n’aime pas les rencontres intimes avec lui-même.
C’est plus fort que lui, les nudistes lui inspirent de la haine. Le crime véritable de Joseph Victor n’est certes pas d’être réac, mais d’être un réac sans joie. Un homme capable d’abattre le Père Noël en personne dans les chiottes des Galeries Lafayette est assurément l’incarnation du nihilisme achevé.
Le Dernier contrat, d’Olivier Maulin, aurait pu s’appeler La Marmotte sifflera trois fois ou Le Mystère de la chèvre pachtoune. Il constitue la première incursion de Maulin dans le polar, publiée par Patrick Raynal aux Éditions La Branche dans la collection Vendredi 13. Sans faire partie des grands romans de Maulin et atteindre les himalayas des Lumières du ciel, Le dernier contrat est un exercice de style plein d’intuitions et de saveur où Maulin, comme le diable et les vrais écrivains, se cache dans les détails. Sans cela, pourquoi Joseph Victor découvrirait-il, dans la salle de bain d’un hôtel, que « l’écoulement de la douche était obstrué par des poils noirs et drus qu’on aurait dit d’une chèvre des montagnes pachtounes » ?
Et pendant ce temps-là, dans l’ombre, Besnard tire lentement sur son cigare et relit ces lignes du Tao Te King : « Quand les six parents eurent cessé de vivre en bonne harmonie, on vit des actes de piété filiale et d’affection paternelle. Quand les États furent tombés dans le désordre, on vit des sujets fidèles et dévoués. »[/access]
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