Depuis #MeToo, la révolte est partout, mais où sont la justice et la justesse ?
C’est une phrase tirée d’un ouvrage de Colette, qui fonde cet article. La mémoire la restituait par bribes, par des mots éparses : « jeunes filles… libertinage… homme ». Le cher Jean Chalon, qui sait sa Colette (et Proust et tant d’autres très fréquentables) sur le bout des doigts, la prononce souvent avec un air enjoué. Il fallut la retrouver dans son contexte et intégralement, mais, avant cela, examiner le sujet qui a éveillé son souvenir.
Le désir d’un adulte pour le corps d’une jeune fille, d’un adolescent, outre qu’il est une malédiction pour celui qui l’éprouve, conduit certainement et légitimement ce dernier, s’il y succombe, devant la Cour d’assises. On peut aisément imaginer le tourment où se trouve un enfant que vient harceler un tripoteur de sacristie, un frôleur de couloir, un caresseur de vestiaire, et son état de commotion compliqué de honte qui suit un viol. C’est entendu, et cela doit être clairement signifié : abuser sexuellement d’un mineur (et de toute autre personne) est un crime.
Amours mineures
Cette mise au point n’exclut pas le droit à la réflexion qu’inspirent les plus récents scandales à caractère pédophile : un cinéaste fuyant la redoutable justice américaine, laquelle veut l’emprisonner pour un acte déplaisant, une actrice française dénonçant publiquement un réalisateur qu’elle accuse d’« attouchements » et de « harcèlement sexuel », lorsqu’elle était âgée de 12 à 15 ans, une patineuse artistique, visiblement traumatisée par le comportement de son entraîneur de l’époque, personnage redoutable si l’on en croit ce qu’en disent, à présent, les langues déliées, et une jeune femme qui révèle sa liaison avec Gabriel Matzneff, plus de trente ans auparavant, alors qu’elle avait 14 ans ?
Depuis #MeToo, la révolte est partout, mais où sont la justice et la justesse ? Faut-il trouver un commencement d’explication dans ces propos de Christine and the Queens : « J’ai voulu avoir une parole libre parce que mon projet portait notamment autour du concept de libération de la jeune fille. Je ne crois pas à un art qui délivre un message. Mais je suis convaincue que tout est politique. Être née jeune fille blanche queer dans la société française fait que mon corps est déjà inscrit dans un rapport de force ». (Paris Match, 28/12/2019) ?
« […] mon corps est déjà inscrit dans un rapport de force » : cela fait penser à une réflexion de Paul Morand : « La vie d’une jolie femme ressemble à celle du gibier le jour de l’ouverture (de la chasse) ». Est-il préférable de naître ici, blanche et queer, plutôt qu’ailleurs, noire et simplement femme vouée à l’excision ? Peut-on rappeler à Mlle the Queens, et, accessoirement à Mme Darrieussecq, femme de lettres, qui crut devoir apporter un claironnant soutien à Vanessa Springora dans une tribune du Journal du dimanche, que Brigitte Bardot avait 17 ans lorsqu’elle s’éprit de Vadim, à peine plus âgé qu’elle ? Elle comprit très jeune que son corps avait mieux à éprouver qu’un « rapport de force », que dans cette permanente guerre que le désir et l’orgueil mènent au genre humain, elle s’accorda la liberté de choisir parmi les plus beaux, les plus riches, les plus talentueux représentants de la gente masculine. Puis elle se consacra aux animaux.
Tu renieras Gabriel!
Gabriel Matzneff a largement contribué à faire de la pédophilie un objet littéraire et une conversation germanopratine élégamment scandaleuse, avec l’aide de quelques journaux, dont Libération[tooltips content= »Alexandra Schwartzbrod, de Libération, évoque « (…) Gabriel Matzneff (…) depuis tombé dans l’oubli, inconnu de la jeune génération (…) ». En passant, Mme Schwartzbrod, critique littéraire improvisée, « cafte » : « A 83 ans, Matzneff vit difficilement de ses revenus, ses livres se vendant peu. Il bénéficie pourtant de soutiens depuis des décennies dans certains milieux littéraires conservateurs. » (Une impunité hors d’âge, Libération 29.12.2019). Ces « milieux littéraires conservateurs » ont-ils publié des articles aussi bien « troussés » que celui de Luc le Vaillant, dans ce même Libération, le 25 mars 2004 ? Extrait : « Dans une société gâteuse et infantile, qui voit des pédophiles partout, à Paris comme à Manille, Matzneff fait une cible d’autant plus parfaite qu’il se fiche des limites comme d’une guigne et qu’il traite le moralisme résurgent avec la même négligence qu’un cosaque son moujik. Pire, il est assez borderline pour prêter le flanc à toutes les rumeurs. ». Cela ne remontait pas au premier Libé, celui de l’époque libérale-libertaire où, affirmait Laurent Joffrin, social-démocrate irritable, soutien de François Hollande et directeur de la rédaction, les esprits échauffés par l’air du temps s’égaraient volontiers. »](1)[/tooltips], qui, aujourd’hui, le rejette avec ostentation, et de ses éditeurs, dont Gallimard, qui l’abandonne en rase campagne. Nul ne le connaît plus, personne ne l’a jamais soutenu, oncques ne l’a célébré dans la presse, à la radio, à la télévision.
Pourtant, si l’on est contre « la meute » si l’on exècre les mises à mort, si l’on déteste les condamnations populacières qui prétendent toujours se passer de l’opinion d’un tribunal, on ne peut que s’étonner de la promptitude des revirements et de la faiblesse de caractère de ceux qui furent ses thuriféraires. Ils rivalisent désormais d’un zèle justicier, ils encouragent l’exclusion sociale et presque la vengeance aveugle. Lui accorderont-ils seulement une obole, lorsque, octogénaire déchu de la noblesse de plume, ci-devant baron des Lettres, il sera réduit à tendre la main à la sortie des églises et aux terrasses des plus prestigieux établissements du boulevard Saint-Germain et de Montparnasse, où, dans un autre temps, on se disputait sa conversation ? Souhaitent-ils, ces inattendus chevaliers blancs, qu’une petite main mercenaire, un pégriot stipendié, les débarrassent de Matzneff, nouvel M le maudit ?
On était follement de gauche, on brisait les tabous, on pétitionnait…
Bref, ces grands audacieux ne l’étaient sans doute que de façade, puisqu’ils désertent la tranchée de la « provoc » aussitôt qu’ils aperçoivent la première ligne de ceux qu’ils dénonçaient naguère comme une coalition méprisable de bien-pensants. On était follement de gauche, on brisait les tabous, on pétitionnait, on épatait le bourgeois. Or, à la première grosse alerte, on ne connaît plus personne, on n’a rien vu, on n’était pas là, et l’on s’affole : ils donnent le spectacle comique et navrant d’une compagnie de perdreaux qui s’effarouche au bruit que fait un pistolet à bouchon[tooltips content= »En revanche, certains des faits révélés par les plaignantes sont très graves, dramatiques même, et raisonnent comme des coups de canon. »](2)[/tooltips].
Dans cette débâcle de la pensée, dans cette méprisable accumulation de muettes lâchetés, on saluera, chapeau bas et avec un large sourire de reconnaissance, Dominique Fernandez ; sa tribune parue dans Le Monde, ne sauve pas l’honneur de tous ceux qui se sont dérobés, mais signale, s’il en était besoin, que Fernandez, écrivain talentueux, est un homme remarquable.
Léo Ferré respecte le code
Gabriel Matzneff a suivi sa pente. Que n’a-t-il entendu et retenu la chanson de Léo Ferré, intitulée Petite. Aujourd’hui, elle vaudrait à son auteur et interprète une dénonciation dans les réseaux sociaux, augmentée d’un séjour de plusieurs mois dans l’un de ces « centres de correction des comportements masculins » auxquels paraissent songer quelques-unes. Ces institutions, sans doute sévères d’aspect (quelques baraques en planches isolées dans la campagne, cernées d’une haute clôture), seraient destinées à modifier en profondeur « un homme sur deux ou trois », et de changer un violeur probable en porteur de valise au profit d’Osez le féminisme. Mais alors, que dit la chanson de Ferré ? Elle commence ainsi :
« Tu as des yeux d’enfant malade
Et moi j’ai des yeux de marlou
Quand tu es sortie de l’école
Tu m’as lancé tes p’tits yeux doux
Et regardé pas n’importe où (bis) »
La demoiselle est donc une écolière, une lycéenne plutôt. Celui qu’elle semble convoiter d’une manière aussi… franche, est nettement plus âgé. On l’imagine dans l’encadrement d’une fenêtre, fidèle aux rendez-vous des regards appuyés qu’elle lui donne quotidiennement. Il est sous le charme de l’effrontée. Dans le secret de son cœur, il lui fait cette promesse :
« Ah ! Petite Ah ! Petite
Je t’apprendrai le verbe aimer
Qui se décline doucement »
Il lui murmure, de loin, qu’elle a « le col d’un enfant cygne », et « le buste des outrages ». Enfin, il lui suggère, et sans échanger rien d’autre que des silences, de revenir le voir quand il n’y aura plus sous sa robe… le Code pénal !
C’est ainsi qu’on évite les ennuis. Les anciens amis de Matzneff ne lui firent point entendre la chanson, au contraire, ils l’encouragèrent dans son « vice impuni ». Dans la patrie littéraire qu’était encore la France à ce moment-là, ils épousaient sans risque la cause d’un dandy, que la mondanité de « l’air du temps » protégeait. Ils étaient avec lui sur le pont. Quand viendra la tempête, ils se réfugieront dans la soute.
Colette, enfin !
Mais alors Colette dans tout cela ?
Nous y voilà, mais avant encore ceci : nous sommes des êtres d’apparence et de parade, nous sommes des êtres de désir. Tout l’effort de la civilisation consiste à nous rendre supportables, légitimes ou à nous imposer les contraintes, que notre nature prédatrice trouve odieuses. Il se crée parfois, entre deux individus voués aux larmes et à la solitude d’étranges et puissants liens de séduction ; lorsque cela se produit entre un adulte et un adolescent, la loi interdit à l’adulte de pousser son avantage. C’est à lui de gouverner ses passions, et plus encore ses pulsions[tooltips content= »Sigmund Freud a élaboré ce qu’il nomma « Théorie de la séduction » (Neurotica), qui voulait donner une explication au refoulement. Dans l’enfance d’un névrosé, Freud voit une probable/possible « emprise » d’un adulte-séducteur, le père souvent, un proche, ou un ami de la famille. Les conclusions qu’il en tire, notamment sur l’aspect prédateur du père ou de l’oncle débonnaire, lui attira de fortes critiques. Il abandonne cette théorie en 1897, que Sándor Ferenczi reprend et développe très subtilement : cette séduction accompagnée d’attouchements, voire de viol, passe par le langage « passionnel » fortement sexué, érotisé, de l’adulte, que l’entendement de l’enfant, et surtout son langage, essentiellement de tendresse, ne peuvent traduire que par la soumission. »](3)[/tooltips].
Baudelaire scandaleux
Sinon, un séducteur de cinquante ans amateur de beautés postpubères finit lamentablement en pépère très pervers exilé en Italie[tooltips content= »Gabriel Matzneff a trouvé en Italie un asile momentané »](4)[/tooltips].
Dans une nation littéraire, l’écrivain peut s’autoriser l’exploration des sentiments cachés, l’analyse fine des émotions troublantes, inavouables, qu’a fait prospérer une possible scène primitive traumatisante. La beauté littéraire favorise également les révélations ou les parti-pris inconfortables. Charles Baudelaire a consacré d’admirables poèmes à l’univers féminin. Il s’est autorisé par ailleurs des appréciations péremptoires : elles lui mériteraient de nos jours la fureur des « lanceuses d’alerte », qui verraient dans les lignes suivantes une insupportable violence « sexiste » :
« La femme est le contraire du dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être f… Le beau mérite ! La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du dandy. » (Mon cœur mis à nu). Et cela, pour les femmes ; la nature des jeunes filles est encore pire : « La jeune fille, ce qu’elle est en réalité. Une petite sotte et une petite salope ; la plus grande imbécillité unie à la plus grande dépravation. Il y a dans la jeune fille toute l’abjection du voyou et du collégien. » (idem).
Quid de Jouvenel ?
On peut alors objecter que Baudelaire est un homme. Il bafoue l’innocence par ignorance ou par dépit. Car la jeune fille serait l’innocence-même. C’est à cet instant (enfin ! diront ceux que cet ennuyeux article a exaspéré), que paraît la grande Colette. Rappelons, avant de lui céder la parole, qu’elle s’éprit de Bertrand de Jouvenel, son beau-fils, c’est à dire le fils de son mari, Henry de Jouvenel. Bertrand avait 16 ans : « Qu’il fût mineur à cette époque n’a pas du tout paru constituer un obstacle pour Colette. Qu’il fût son beau-fils non plus. Au regard de la loi, cette parenté par alliance aggravait encore un délit, qu’elle revêtait d’un caractère incestueux. » (Dominique Bona, Colette et les siennes, Grasset).
Voici donc Colette : attention, c’est du brutal !
« Elles sont nombreuses les filles à peine nubiles qui rêvent d’être le spectacle, le jouet, le chef-d’oeuvre libertin d’un homme mûr. C’est une laide envie qui va de pair avec les névroses de la puberté, l’habitude de grignoter la craie et le charbon, de boire l’eau dentifrice, de lire des livres sales et de s’enfoncer des épingles dans la paume des mains ». [tooltips content= »Extrait de Mes apprentissages. Colette (1873-1954) épouse en 1893 Willy -Henry Gauthier-Villars 1859-1931-, écrivain parisien d’une certaine réputation, dont elle se sépare en 1906. La citation complète est : « Comprendra-t-on que le fait d’échanger mon sort de villageoise contre la vie que je menai à dater de 1894 est une aventure telle qu’elle suffit à désespérer une enfant de vingt ans, si elle ne l’enivre pas ? La jeunesse et l’ignorance aidant, j’avais bien commencé par la griserie, une coupable griserie, un affreux et impur élan d’adolescente. Elles sont nombreuses les filles à peine nubiles qui rêvent d’être le spectacle, le jouet, le chef-d’oeuvre libertin d’un homme mûr. C’est une laide envie qui va de pair avec les névroses de la puberté, l’habitude de grignoter la craie et le charbon, de boire l’eau dentifrice, de lire des livres sales et de s’enfoncer des épingles dans la paume des mains». »](5)[/tooltips]
Il faut espérer qu’après notre mort, les anges du Ciel nous arracheront jusqu’au souvenir de nos tourments.
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