Maths, où est le problème?


Maths, où est le problème?

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Devant une classe de terminale scientifique en début d’année, j’ai dû consacrer un temps considérable à expliquer à une grande partie des élèves que 2 divisé par la racine carrée de 2 était égal à la racine carrée de 2 (formule tautologique pour quiconque a des souvenirs de cours de maths ; que les autres demandent à leurs enfants !). Malgré nos efforts – les miens et les leurs –, certains restaient encore perplexes. Et j’aurais pu citer beaucoup d’autres carences comparables. Celui-ci est particulièrement choquant car il ne dénote pas une simple incapacité à mener un calcul. Le problème est beaucoup plus sérieux : le blocage des élèves montre que des schèmes élémentaires sur les notions essentielles de quotient et de racine carrée n’ont pas été assimilés suffisamment tôt dans le cursus scolaire. Ces lacunes qui portent sur des notions de base en cachent beaucoup d’autres qui apparaîtront tout au long de l’année. En clair, une bonne partie de mes élèves n’a tout simplement pas le niveau.

Cet exemple est emblématique de l’énorme malentendu qui préside à la réforme du collège. Ses partisans sont persuadés que notre système éducatif est élitiste, alors qu’il ne l’est plus depuis fort longtemps.[access capability= »lire_inedits »] Ils se croient modernes, mais leurs solutions répondent au problème de l’école d’hier, celle qu’ils ont connue et qui n’existe plus aujourd’hui. À l’époque où nos réformateurs étaient collégiens, il était impensable que des élèves incapables de comprendre une formule de base parviennent en terminale S ; aujourd’hui, ils sont de plus en plus nombreux. Qu’on se rassure, même s’ils ne font aucun progrès pendant l’année, ils décrocheront le baccalauréat, à la faveur des barèmes aberrants et des consignes laxistes jusqu’au ridicule imposées aux correcteurs par les inspecteurs pédagogiques régionaux. Et si tout cela ne suffit pas à leur faire franchir la barre, la compassion du président du jury, soigneusement choisi pour sa magnanimité, leur accordera les quelques points manquants.

Certains de ces élèves ne comprennent quasiment rien aux mathématiques depuis bien longtemps. Ils sont pourtant passés de classe en classe au bénéfice des autres matières et d’une indulgence qui frise à l’indifférence, souvent en renonçant à accomplir le moindre effort. En fin de seconde, la désinvolture de l’orientation, la pression de l’administration et de la famille, la commisération de certains professeurs se sont conjuguées pour les faire passer en première, toujours en section S, ce qui leur donnait l’assurance d’être ensuite admis en terminale, quels que fussent leurs résultats : en effet, à ce stade, une réorientation ou un redoublement ne sont jamais imposés, mais éventuellement accordés si l’élève ou sa famille le demandent.

D’autres auraient pu être de bons éléments, car ils comprennent bien ce qu’on leur explique et qu’ils sont capables de réflexions pertinentes. Mais ils ont traîné d’année en année dans des classes souvent très faibles, parfois très indisciplinées, dans lesquelles l’enseignant n’a pas pu ou n’a pas voulu exiger un niveau de connaissances correct. Beaucoup plus à l’aise que leurs camarades, ils ont obtenu de bonnes notes en ne faisant strictement rien, de sorte qu’ils ont désappris à travailler et même à réfléchir, comme en témoignent leurs copies. Parvenus en TS presque par hasard, ils sont très surpris de ne plus être « des borgnes au royaume des aveugles ». Ce décrochage a beau être masqué par des notes et des taux de réussite parfaitement dénués de signification, il est bien la preuve qu’au-delà d’un certain niveau d’écart, l’hétérogénéité dans les classes tire tous les élèves vers le bas.

Insensibles aux signes que leur envoie le réel, les experts du ministère prétendent obstinément que ce brassage est bénéfique pour tous. En technocrates qu’ils sont, ils s’appuient sur des statistiques qu’ils interprètent avec une absence totale de bon sens. Certes, une certaine disparité dans les niveaux peut se révéler stimulante, mais si l’écart grandit, cela produit l’effet inverse. Si vous pratiquez la course à pied avec une personne un petit peu plus forte que vous, en essayant de vous hisser à son rythme, vous allez progresser. En revanche, si vous vous mesurez à un athlète beaucoup plus rapide que vous, vous n’avez pas d’autre choix que de le laisser filer, et l’humiliation vous fait encore ralentir votre propre train. Or, et on le sait depuis longtemps, dans les classes très hétérogènes, l’écart entre les bons élèves et les mauvais s’accroît. Peu importe ce qu’on sait et ce qu’on voit ! Depuis la loi Haby de 1975, toutes les réformes affichent les mêmes objectifs : toujours plus d’hétérogénéité dans les classes, toujours moins d’exigence à l’égard des élèves. Que cette politique n’ait jamais amélioré le niveau des plus faibles n’empêche nullement les réformateurs de réclamer qu’elle soit poursuivie et même approfondie.

Pendant ce temps, le gros de la troupe va végéter. À force d’allègements qui, année après année, ont fait disparaître des programmes toute difficulté réelle, un élève de terminale S possède aujourd’hui trois fois moins de connaissances que ses grands-parents sortant de terminale C pendant les années 1960. Moins aguerri que ses aînés aux techniques de calcul et aux processus de raisonnement, moins habitué à maintenir un rythme élevé de travail, il est surtout infiniment moins armé pour affronter des études supérieures.

Les parents les mieux informés, ceux que Mme Najat Vallaud-Belkacem accuse d’appartenir à une caste de privilégiés, savent qu’il est essentiel pour leurs enfants d’intégrer une « bonne classe ». Ils mettent donc en place des stratégies de contournement, notamment par le jeu des options. Pourtant, leurs associations représentatives, en tout cas les deux plus importantes de l’enseignement public, n’ont pas condamné la réforme qui s’apprête à supprimer ces derniers bastions. Lors de la consultation du Conseil supérieur de l’éducation, l’une d’elles a même voté pour, tandis que l’autre s’est abstenue.

Moins hésitants, les psychopédagogues du ministère de l’Éducation assurent qu’un enseignement trop abstrait engendre ennui et difficultés scolaires. Pour y remédier, toutes les réformes, depuis la folle et douloureuse expérience des « mathématiques modernes » dans les années 1970, ont peu à peu réduit les exigences théoriques pour accorder une place croissante aux activités dites concrètes, censées être plus accessibles. Les consignes officielles recommandent de légitimer toute démarche mathématique en s’appuyant sur une situation pratique empruntée à la vie courante ou à d’autres disciplines. Résultat, le professeur est sans cesse sommé de faire la preuve que les mathématiques sont utiles.

Reste une certitude, nourrie par mon expérience de prof : les meilleurs sentiments du monde ne changent rien au fait que les élèves qui s’en sortent le mieux sont ceux dont le milieu familial exige ce que l’éducation nationale n’ose plus réclamer depuis longtemps. Ceux qui ont le plus de chances d’échapper à l’échec sont ceux qui ont les moyens financiers ou intellectuels d’échapper à l’Éducation nationale. Voilà comment notre système éducatif est devenu l’un des plus inégalitaires du monde. Et j’ai bien peur que la soupe populaire du gouvernement laisse les enfants de la nation sur leur faim.[/access]

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*Photo : Pixabay.

Juin 2015 #25

Article extrait du Magazine Causeur



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est professeur agrégé de mathématiques.

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