Causeur. Gérard Depardieu a décidé de s’expatrier en Belgique et de renoncer à la nationalité française pour payer moins d’impôts. Son exil est parfaitement légal mais certains, à commencer par Jean-Marc Ayrault, l’estiment illégitime. Depardieu a-t-il rompu le contrat social ou est-ce l’État français qui lui en demande trop ?
Mathieu Laine. Le contrat social est une théorie de l’origine de la société censée donner sa pleine légitimité à l’action de l’État et à son pouvoir de contrainte sur l’individu. Cette approche, qui justifie le monopole de la violence légale, implique que nous ayons tous accepté, implicitement, de nous soumettre à cette autorité en échange de la protection de nos droits. La difficulté, avec cette théorie, c’est que l’on en fait un usage assez « élastique ». Pour les socialistes et les étatistes en général, elle implique une soumission considérable de l’individu au collectif, ou plus exactement à la bonne volonté, par nature court-termiste, des hommes politiques du moment. Pour les libéraux – en tout cas lorsqu’ils acceptent cette idée −, elle nécessite un État limité dans sa capacité à soumettre l’individu. Depuis le XVIIIe siècle, l’Occident oscille entre ces deux extrêmes. À grands traits, on peut dire que les démocraties anglo-saxonnes sont fondées sur un individualisme plus marqué que l’idéal révolutionnaire français.
Cet individualisme est-il compatible avec l’idée même d’un contrat social ?
Aux États-Unis, la liberté et la poursuite du bonheur individuel sont précisément à la base du contrat social. Il s’ensuit qu’on y a une perception du rôle de l’État très différente de celle qui a cours en France ou qui avait cours en Union soviétique, pour prendre trois exemples très éloignés les uns des autres. Ainsi, dans la conception française des choses, Gérard Depardieu peut paraître comme un « déserteur » qui aurait, comme vous le dites, rompu le contrat social. Mais pour un libéral, M. Depardieu a agi en pleine liberté.[access capability= »lire_inedits »] Il est libre de vivre où il l’entend, de choisir le régime social, politique, fiscal qui lui convient. Personne n’a le droit d’enrayer sa volonté. Heureusement, car dans le cas contraire, on sombrerait dans une logique proprement esclavagiste !
N’est-ce pas un peu hypocrite d’invoquer un horrible matraquage fiscal lorsqu’on défend son pur intérêt égoïste ?
Je suis convaincu que toute personne, riche ou pauvre, qui quitte son pays le fait avec tristesse. C’est un déchirement profond, qui a de nombreuses explications, car on ne part jamais seulement pour l’argent. En général, on franchit les frontières notamment pour rechercher plus de sécurité, se protéger des bombes ou de la misère ou, car c’est aussi une forme de violence, pour échapper à une captation fiscale jugée excessive. Le départ de Depardieu est donc légitime tout simplement parce qu’il l’a voulu. J’ajoute qu’il part, comme d’autres, à un moment où la pression fiscale, dont la France est championne, devient en effet insoutenable, mais surtout dans un temps où le succès, la création de richesses (et donc d’emplois, de croissance) sont pointés du doigt. Il quitte donc aussi sans doute un climat hostile, un état d’esprit irrespirable. On peut ne pas penser comme lui et rester en France. On peut même, comme devraient le faire ces acteurs et chanteurs très agressifs et donneurs de leçons, donner plus que les 75% actuels grâce à l’impôt volontaire (étrangement, je ne crois pas que M. Noah ou M. Torreton le fassent). Mais il est tout aussi légitime de penser différemment et de partir.
En somme, personne ne doit rien à personne ?
Je suis favorable à une pleine et totale liberté de circulation pour tout le monde et je ne vois pas pourquoi les belles âmes voudraient n’accorder ce droit qu’aux plus pauvres. Enfin, il est important que nos dirigeants, de droite comme de gauche (car Nicolas Sarkozy a lui aussi été un grand inventeur d’impôts nouveaux), relisent Arthur Laffer[1. Arthur Laffer est un économiste américain rendu célèbre pour sa fameuse « courbe de Laffer » qui modélise le phénomène « trop d’impôts tue l’impôt », les hauts taux d’imposition décourageant tellement l’activité que leur augmentation finit, au-delà d’un certain seuil, par impliquer une réduction des recettes fiscales.], comprennent que les modèles fiscaux sont en concurrence et qu’il sera de plus en plus facile, grâce aux nouvelles technologies, de partir loin tout en restant connecté à ceux qui restent. Savez-vous que la véritable tranche maximale de l’impôt sur le revenu en France atteint désormais 64% (en tenant compte des prélèvements sociaux), contre 27% en Allemagne ? En un mot, il est urgent que la France redevienne fiscalement attractive – ou au moins vivable…
Depardieu a longtemps bénéficié des subsides de l’État, notamment à travers le soutien accordé à l’industrie du cinéma. Ce faisant, n’a-t-il pas contracté une dette vis-à-vis des contribuables qui ont largement contribué à sa remarquable réussite ?
On pourrait en effet considérer que quiconque accepte des subventions du ministère de la Culture ou du CNC, par exemple, avalise implicitement la redistribution étatique et le soi-disant soutien de l’État à l’industrie. C’est même pire que cela si l’on considère que ce sont souvent les bénéficiaires eux-mêmes qui cherchent à obtenir le soutien de l’État (c’est-à-dire des contribuables) par le lobbying et les effets de cour. Et il est vrai que, lorsqu’on cautionne moralement un système, il est ensuite difficile de le dénigrer. Cela dit, M. Depardieu a très certainement rendu en impôts une très large partie de ce qu’il avait indirectement reçu en subventions (les chiffres avancés sont considérables). Et les sociétés qui ont produit ses films à succès se sont aussi acquittées de lourdes dettes fiscales. Il a donc bénéficié de l’aide publique, mais il a aussi beaucoup contribué à la recette nationale. Surtout, et c’est plus important, on peut parier que si le système avait été moins dépendant des subventions, M. Depardieu aurait, au regard d’un talent salué par un nombre considérable de spectateurs, très certainement fait une carrière aussi impressionnante.
En somme, il a bénéficié de la manne étatique mais n’en avait pas besoin. Un peu facile, non ?
Ce qui est facile, c’est de mettre l’État partout et de se sentir ensuite légitime à cadenasser les gens. Quelle atteinte à la liberté ! Surtout quand on voit ce que les gouvernants font de l’argent prélevé et leur incapacité chronique à bien gérer, le niveau de notre dette en atteste. Les professeurs d’université libéraux connaissent le même genre d’anathème : on leur reproche de mordre la main qui les nourrit. Cependant, si l’on souhaite être professeur à l’Université, comme il n’y a pas d’université privée en France, il n’y a pas d’autre issue que l’agrégation et la fonction publique…
On peut tout de même juger que cette désertion fiscale est moralement déplorable à l’heure où le gouvernement demande un effort supplémentaire à tous les contribuables…
Ceux qui reprochent à Depardieu et à d’autres de quitter le navire en pleine tempête accomplissent un effroyable renversement de responsabilité : les politiques sont à l’origine de cette tempête et leur politique fiscale actuelle va accroître nos difficultés, la théorie et la pratique l’ont démontré depuis longtemps – à ce sujet, il faut lire le dernier papier d’Alberto Alesina, professeur à Harvard, qui démontre que la baisse des dépenses publiques est plus efficace pour relancer la croissance et l’emploi que l’augmentation des impôts. Je ne suis donc pas choqué par le départ de ceux qui le peuvent et le veulent. Ils sont hélas trop lucides.[/access]
La suite de l’entretien ici.
*Photo : wikipedia.
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