Avec son débit de mitraillette, le Québécois Mathieu Bock-Côté étrille régulièrement les apôtres du catéchisme multiculturaliste. Dans L’Empire du politiquement correct, il dénonce ces progressistes qui tentent de museler de débat public et psychiatrisent leurs adversaires. Rafraîchissant.
Bien connu du public français, Mathieu Bock-Côté fait régulièrement chanter sur nos ondes son accent québécois. S’il le double d’un débit de mitraillette, c’est pour mieux dessouder, sans jamais se départir de son agréable courtoisie, la religion du multiculturalisme. Canadien, il observe en éclaireur la transformation de son pays natal en prototype d’une « superpuissance morale » postnationale. Amoureux de la France, il la connaît assez pour déceler chez nous – et plus globalement en Europe – les signes d’une tectonique commune aux deux rives de l’Atlantique. Celles-ci subissent, avec des variations régionales, le joug de L’Empire du politiquement correct[1] – titre de son nouvel essai (Le Cerf, 2019) – dont le tandem Trudeau-Macron campe les suzerains locaux. Ses détracteurs ne manqueront pas de qualifier cette notion d’empire de fantasmagorique, mais ce sont également ceux qui pensent que l’ensemble des médias « mainstream », des élites économiques et de la plupart des gouvernements pèse moins lourd que Zemmour, Finkielkraut et consorts. Les séides de l’Empire se sentent assiégés dès que l’un ou l’autre s’exprime.
Religion diversitaire
Sauf à n’avoir lu que Modes et Travaux depuis trente ans, on ne dira pas qu’on découvre l’emprise du politiquement correct à cette occasion. MBC revisite toutefois le sujet en posant une question percutante : « La démocratie sans le progressisme est-elle encore démocratique ? » Les réactions des médias à l’élection de Donald Trump dévoilent la réponse. Sans modification majeure de nos institutions, et surtout sans le consentement éclairé des citoyens, démocratie et progressisme deviennent insidieusement synonymes. Petit problème toutefois, selon ces critères, Winston Churchill ou le général de Gaulle seraient aujourd’hui à classer parmi « les démocrates illibéraux les plus infréquentables ».
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Au cœur du progressisme « censé déployer ses effets jusqu’à la fin des temps », on trouve la « religion diversitaire » et son culte, ainsi que son corollaire, la relégation aux marges de ceux qui ne le partagent pas. Tracer clairement la ligne entre les dévots et les infidèles constitue au demeurant la fonction principale du politiquement correct. Cette police de la pensée a intégré les méthodes du Parti communiste, comme la psychiatrisation de ses opposants enfermés dans la « cage aux phobes » chère à Philippe Muray.
Le politiquement correct limite les thèmes abordables
Ainsi, les citoyens « n’ont plus le choix » comme le chante le dernier clip européen du président Macron. C’est « lui ou le Diable ». Bock-Côté souligne que ce chantage est largement à l’origine de la montée des populismes. Toutefois, la droite, conservatrice ou populiste, n’accepte plus le rôle d’antidémocrate auquel l’Empire l’assigne. Une démocratie est riche quand les vraies questions peuvent être discutées. Or, le politiquement correct vise justement à limiter les thèmes abordables – qu’on songe aux différentes apoplexies déclenchées par Sarkozy à l’occasion du débat sur l’identité nationale. À l’instar d’Ingrid Riocreux, Bock-Côté consacre une partie de son ouvrage à la sémantique de la disqualification. Si à propos d’un homme de lettres on commence à parler de dérapage ou de dérive, il ne sera bientôt plus un « intellectuel » (de gauche, donc gentil), mais un polémiste, un être sulfureux et malade.
Bock-Côté identifie la continuité historique et le suffrage universel comme les principales victimes des décrets impériaux. Le passé se révélant prédiversitaire, il est nécessairement mauvais (sauf s’il s’agit bien sûr de glorifier des tirailleurs sénégalais). On doit s’attacher à l’oublier ou à le « déconstruire » – mission dévolue en priorité à l’Éducation nationale et d’ailleurs pratiquement accomplie. La majorité ne saurait prendre aucune décision heurtant telle ou telle minorité ethnique : « Le multiculturalisme rend scandaleux le principe majoritaire. » Sous cet éclairage, on comprend mieux la défiance de nos gouvernants à l’égard du référendum, ainsi que le poids pris par la Commission de Bruxelles et la Justice, notamment le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, le Défenseur des droits ou la CEDH, toutes institutions aussi dévouées à l’Empire que non élues. La légitimité du Droit l’a, pour l’instant du moins, emporté sur celle des urnes, corsetant l’action politique dans une camisole de bons sentiments et de pieux mensonges.
Le réel s’obstine, le « progressisme » se radicalise
Faisant écho aux écrits de Pierre Manent sur l’impossibilité de faire émerger l’intérêt général sous le régime de l’extension infinie des droits individuels ou communautaires, Bock-Côté nous appelle à « restaurer les conditions de l’action politique » – en clair, à accepter d’aborder les sujets qui fâchent.
C’est bien sûr là que le bât blesse. Cette restauration ne lui paraît possible que par l’émergence d’un Churchill 2.0 ou par clonage du général de Gaulle, deux hommes qui se sont illustrés dans un contexte historique – la guerre – qui ne correspond pas exactement au retour d’un « débat apaisé » que le Québécois appelle pourtant de ses vœux. Si l’on convient avec lui que ces deux figures seraient situées aujourd’hui, par Le Monde, à la droite de Viktor Orban, on voit mal comment l’Empire pourrait faire allégeance, dans le calme, à ce nouvel homme providentiel.
Surtout que notre auteur n’hésite pas à aggraver son cas en invoquant la légitimité de la transmission au sein d’une nation fière de ses racines. Lorsque, enfin, il milite pour le retour de la transcendance, la perspective d’un compromis avec les progressistes s’éloigne à mesure que Dieu se rapproche. D’ailleurs, lucide, il convient que « plus le réel s’obstine, plus le progressisme se radicalise ». C’est que la religion diversitaire poursuit, selon une chimère, « la privatisation des identités » au sein d’une nation acculturée. Les thuriféraires de Trudeau ou Macron ne veulent plus voir que des individus détachés des mythes religieux et historiques, tout en affichant une grande tolérance pour ceux (pardon, celles et ceux) qui souhaitent faire groupe autour d’une culture et de ses coutumes, à la condition expresse que ces communautés ne soient pas blanches… Sur l’avenir de la démocratie – que le politiquement correct coupe de ses racines gréco-judéo-chrétiennes au risque de la tuer –, Bock-Côté alterne entre retour aux catacombes et espoir. Il place le sien dans la jeune génération conservatrice, qui « pleure moins la fin d’un monde qu’elle n’aspire en rebâtir un », incarnée, par exemple, par Eugénie Bastié dont il cite la cinglante réplique à Jacques Attali : « Le vieux monde est de retour. » Il salue ce néoconservatisme juvénile comme « une forme de scepticisme devant la démesure d’une modernité devenue folle ».
Ces futurs bâtisseurs devront toutefois se colleter aux tenants racistes des luttes intersectionnelles ou aux moustachus qui affirment, sans rire, ne pas être un homme. Ces avant-gardes impériales ne sont pas moins jeunes que les pousses conservatrices. MBC relève au demeurant le succès depuis cinquante ans de toutes les idées folles des campus américains, d’abord risibles et apparemment inoffensives du fait même de leur extravagance. La matrice des « gender studies », des ateliers « non racisés » ou de l’antispécisme paraît encore trop fertile pour partager l’optimisme du plus parisien des Québécois.
Mais après tout, celui-ci n’est peut-être qu’une ruse pour aller débiter des horreurs dans les studios de Radio France.