Un lundi soir, une heure sous la pluie avec Sara, arpentant les alentours du Théâtre de la Ville. A la fin, entre nos doigts, aucun billet pour Masurca Fogo – seulement nos deux feuilles de papier portant l’inscription « je cherche deux places » entièrement trempées de pluie. C’est une des nombreuses joies que procure Pina Bausch : il n’existe pas de droit à Pina Bausch. Elle vous tombe à chaque fois sur le nez comme une grâce imméritée. Ce qui autorise cette merveille, c’est que parfois, merveilleusement, elle ne tombe pas.
Pas de pluie sur nos mains le mardi soir. Mais la grâce, elle, nous tomba sur la gueule et nous couvrit d’une pluie de roses. Nous vîmes Masurca Fogo.
J’avais vu cette pièce pour la première fois en mai 1999, il y a dix ans. Masurca Fogo et Nur du sont les deux œuvres de Pina Bausch qui m’ont le plus ébloui. Ce mardi soir, cette nouvelle rencontre avec Masurca Fogo a fait monter en moi une nébuleuse mouvante de questions. Comment la beauté entre-t-elle en nous, au juste ? Comment des éclats de beauté viennent-ils irréversiblement se loger dans notre corps de temps soudain ouvert et nous habiter ? A quelles règles obscures obéit la mémoire de la beauté ?
Je n’avais jamais revu, depuis dix ans, le jaillissement de situations, de formes, de corps, de mouvements, de sons, d’êtres, d’affects nommé Masurca Fogo. À une exception près : la séquence éblouissante filmée par Almodovar et intégrée à la fin de Parle avec elle. En redécouvrant cette œuvre, j’ai constaté que ma mémoire avait conservé pendant dix ans le souvenir intact et émerveillé d’environ la moitié de la pièce. Mais pourquoi certains éléments d’une beauté tout aussi grande ont-ils sombré dans l’oubli ? Comment ai-je pu oublier entièrement, par exemple, la danseuse tentant de faire picorer des éclats de pastèque à une poule maussade ? Comment ai-je pu oublier cette rencontre jamais vue de la poule et de la pastèque ?
Mais qu’en est-il de la part de Masurca Fogo portée vivante en moi depuis dix ans ? Ma mémoire l’a-t-elle conservée véritablement intacte ? Est-il juste de comparer ma mémoire à un enregistrement ? Assurément pas. Dans mon deuxième article pour Causeur consacré à Pina Bausch, j’avais par exemple décrit de mémoire cette séquence de Masurca Fogo : « Une charmante jeune femme en bikini est vêtue d’une robe de ballons rouges. Elle regarde avec coquetterie un groupe d’hommes torses nus en train de fumer. Les hommes s’approchent soudain avec une lenteur sadique et la dénudent en crevant les ballons un à un avec leurs cigarettes, tandis qu’elle pousse des cris suraigus à chaque explosion. » Dans le Masurca Fogo « réel » auquel j’ai assisté mardi soir, pourtant, les hommes ne sont pas en train de fumer et la femme en bikini ne leur lance pas le moindre regard coquet. Les hommes se tiennent autour de la femme, qui raconte avec enthousiasme, en anglais, un souvenir d’enfance. Elle livre une bribe de son récit à chacun, tout en allumant négligemment la cigarette à la bouche de chaque homme. Elle évoque une maîtresse d’école tyrannique et hideuse qui demandait chaque jour à ses élèves : « Et aujourd’hui, est-ce que je suis belle ? », les contraignant à louer sa beauté et à baiser ses mains grasses. À la seconde suivant la conclusion comique de son récit – lui-même administré de manière tyrannique et narcissique – les hommes crèvent soudain les ballons, tous simultanément, sans la moindre « lenteur sadique ».
La mémoire humaine du beau n’enregistre rien : elle est une création ; elle invente ; elle compose et recompose. Chaque spectateur de Masurca Fogo porte en lui un Marsurca Fogo personnel, intime, recomposé. Ce paradoxe s’applique même aux œuvres que nous aimons le plus, qui nous constituent le plus intimement.
Dans Lost Highway de David Lynch, un flic rustre et obèse demande à Pete : « Avez-vous une caméra vidéo ? » Le visage de Pete se rembrunit, il garde le silence. Sa femme répond à sa place : « Non. Pete déteste les caméras. » Interloqué par cette réponse qui lui paraît si incongrue, le policier demande pourquoi. Avec un mélange d’épuisement et de colère, Pete répond sèchement à la place de sa femme : « Je préfère me souvenir des choses à ma manière. Pas nécessairement comme elle se sont passées. » Ces paroles de Pete entrent en écho avec un souci tenace de Pina Bausch. Sa réticence sévère, pendant des décennies, à ce que ses pièces de théâtre de danse soient filmées. Le refus farouche de livrer les événements charnels que sont ses œuvres à l’aplatissement de l’image. Le refus que ses œuvres viennent s’enliser dans le stock des images disponibles, ce désert sans désir.
Il existe aussi, bien sûr, des images qui ne sont pas des images mais des gestes, des actes, des événements. C’est à celles-là que Pina Bausch a ouvert la porte quelquefois, et plus souvent dans ses dernières années. Le film de Jérôme Cassou Pina Bausch (dont j’ai hélas manqué la projection à la Cinémathèque, étant, de très loin, le « journaliste » le plus perpétuellement non-informé de France, le plus immanquablement ignorant des derniers trépidants soubresauts de « l’actualité ») ainsi que celui, encore inachevé, de Wim Wenders, nous le prouveront probablement.
Ma mémoire de vieillard-prodige – entendez, de vieillard prodigieusement précoce – si vous avez bien suivi le fil sinueux de mes insinuations – dont la mauvaise foi, singulièrement, n’est pas entière – relève donc, en somme, d’une fidélité à Pina Bausch, d’une fidélité à son refus de l’enregistrement. Mais le plus surprenant, dans cette expérience du réagencement toujours à l’œuvre dans notre mémoire esthétique, c’est une seconde fidélité, plus profonde : une fidélité inconsciente. Les déplacements, les compositions nouvelles accomplies par ma mémoire et que je tenais pour l’œuvre même de Pina Bausch me semblent avoir été, dans leur manière, fidèles à son art. Nous ne savons jamais rien de l’essence singulière, mystérieuse, de l’art d’un artiste. Nous sommes tous incapables d’imiter son art par un effort de la volonté. Mais pourtant, nous possédons bel et bien, chacun d’entre nous, un savoir inconscient de cet art, à l’œuvre dans notre mémoire esthétique, par la grâce duquel le mensonge de notre mémoire est un « mentir-vrai ». Une infidélité fatalement fidèle. Fidèle non pas malgré nous, mais sans nous.
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