Assassiné par Al-Qaïda deux jours avant les attentats du 11 septembre 2001, le commandant Massoud avait alerté les Occidentaux des dangers du terrorisme islamiste, sans être écouté. Il jouit d’une bonne image chez nous. Pourtant, dans un pays terriblement rétrograde et en guerre, la plupart des Afghans gardent un souvenir mitigé de lui.
Il y a vingt ans, le commandant Massoud était assassiné par deux djihadistes d’al-Qaïda qui s’étaient présentés à lui comme journalistes. La mort de cet ennemi des Talibans, francophone, lettré et stratège hors pair, l’a mythifié. Son choix de défendre des élections libres et les droits des femmes ont renforcé son hagiographie en Occident, surtout en France. En Afghanistan, Massoud ne fait pas l’unanimité, le mur de la légende est lézardé par le souvenir des crimes de ses hommes et alliés contre des civils. Probablement est-il nécessaire d’aborder sous différents angles ce passionné de géométrie, afin de récuser autant que possible tout risque de manichéisme.
Massoud était la complexité même : il appartenait à un parti islamiste, le Jamiat-e-Islami, mais il ne lisait pas les écrits du Frère musulman Sayyid Qutb qui inspirent les djihadistes ; au contraire, mystique, il s’imprégnait quotidiennement de L’Alchimiste du bonheur du soufi al-Ghazali. Il acceptait la tiédeur religieuse de ses frères et sœurs alors qu’il dirigeait le Front uni islamique et national pour le salut de l’Afghanistan – péjorativement surnommé Alliance du Nord par les généraux pakistanais qui ridiculisaient son importance géographique. Et, bien qu’il s’alliât avec des fondamentalistes, il refusa l’offre des Talibans qui lui proposaient de gouverner avec eux. Il préféra regagner sa vallée pour leur résister.
Un guerrier préférant la stratégie à la force brute
Lorsque Léonid Brejnev envoie ses forces après le coup d’État renversant le président communiste Nour Mohammad Taraki en 1979, Massoud se distingue par son esprit de stratège lui permettant de repousser à sept reprises des attaques soviétiques. Des qualités affichées plus tard à Kaboul face aux factions ennemies, déclare le journaliste Michael Griffin dans son livre Reaping the Whirlwind : « Dans la défense de Kaboul, il a démontré un talent exceptionnel pour la planification d’opérations rapides et à phases multiples dans un conflit qui, depuis la prise de l’armement soviétique en 1992, s’est davantage caractérisé par la force brute que par la subtilité tactique » [1].
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Dans Massoud. De l’islamisme à la liberté, l’écrivain et humanitaire Michael Barry raconte que sa méfiance à l’endroit du commandant tomba quand il découvrit le traitement humain réservé aux prisonniers soviétiques. Il mentionne la libération d’un soldat accompagné jusqu’au Pakistan par les journalistes Christophe de Ponfilly et Bertrand Gallet. Massoud donna un chandail au jeune homme qui, relâché, confirma avoir été bien traité. De la communication ? En partie peut-être, mais, « cette mansuétude de Massoud porta ses fruits quand la Russie post-soviétique lui accorda une base de repli au Tadjikistan et un soutien matériel, minimal mais réel, contre les Tâlebân » [2] observe Griffin.
Les exactions des hommes de Massoud et de ses associés
Pourtant, c’est cette souplesse dans la guerre qui va lui valoir les plus fortes critiques. En 1992, Massoud s’allie au féroce général Abdul Rachid Dostom, auparavant pro-soviétique, afin de s’emparer de Kaboul. Le temps presse, Islamabad avait donné à l’islamiste Gulbuddin Hekmatyar 80% des armes américaines et pakistanaises pour combattre l’Armée rouge ; et Washington appuie ce dernier, car il tente de pousser les musulmans soviétiques à se lever contre Moscou. L’accord de Massoud avec Dostom lui ouvre les portes du pouvoir, il propose aux autres factions de participer à un gouvernement d’union.
Il devient le ministre de la Défense du nouvel État islamique d’Afghanistan, et des milliers de policiers et soldats du régime déchu le rejoignent. Le parti d’Hekmatyar, le Hezb-e-Islami Gulbuddin, refuse de négocier et tente de prendre le pouvoir par la force. Environ 25 000 Kaboulis perdront la vie dans ces combats en quatre ans jusqu’à ce que le Pakistan décide de soutenir les Talibans. Des crimes dénoncés par l’ancien député femme Malalaï Joya, qualifiant Massoud d’autre « boucher de Kaboul ». Cependant, les mémoires du général Mohamed Nabi Azimi assurent que Hekmatyar ciblait délibérément les civils afin qu’ils soient insatisfaits de Massoud.
Le mythe du commandant Massoud par Malalaï Joya
Dans la capitale meurtrie, des hommes et alliés de Massoud vont se comporter en brutes, comme leurs adversaires, tuant et violant des civils. Lorsque Massoud exige que les Hazaras, ethnie minoritaire et chiite, désarment, ces derniers entrent en conflit avec le pouvoir et reçoivent le soutien de Dostom. En 2005, un rapport de Human Rights Watch mentionne que les hommes du Jamiat avaient tiré sur des civils hazaras désarmés en 1992. Dans son rapport pour l’année 1993, Amnesty International mentionna la torture dans les prisons du pouvoir et de l’opposition, les viols et meurtres arbitraires.
Cependant, Massoud n’hésitait pas à faire condamner à mort ses hommes quand ils se rendaient coupables d’exactions envers les civils à Kaboul. Ainsi fit-il diffuser à la télévision l’exécution de deux des siens accusés de pillage, rapporte Michael Barry. Lorsque sa milice et celle d’Abdoul Rasoul Sayyef massacrèrent des civils dans le cadre de l’opération Afshar destinée à briser la milice hazara et celle d’Hekmatyar qui avaient commis des massacres peu avant, Massoud nomma un commandant chiite pour protéger les Hazaras, mais ce dernier attaqua les Pachtounes. Le journaliste John Jennings de l’Associated Press nia cependant l’existence d’un massacre d’importance et parla même du sauvetage d’un civil hazara par les hommes de Massoud.
Massoud maintint à Kaboul les droits acquis par les femmes, sans s’opposer aux coutumes les plus conservatrices du Pandjchir. Si ces droits lui importaient, la paix dans le pays comptait encore davantage pour lui. Cependant, les lignes rouges ne furent pas toutes franchies : il refusa une place dans le gouvernement en 1996 que lui proposèrent les Talibans au nom de la réconciliation nationale. Quatre ans plus tard, il refusa le poste de Premier ministre et exigea des élections libres. Avant de continuer la lutte armée. Mais peu avant, il avait choqué en proposant le poste de chef du gouvernement au boucher de Kaboul, l’islamiste Hekmatyar, afin de lutter ensemble contre les Talibans. L’Alliance du Nord était née.
Le trafic de drogue pour financer le combat
Dans son rapport pour l’année 2001, l’Organe international de contrôle des stupéfiants observait que, alors que la production du pavot à opium avait diminué dans les zones contrôlées par les Talibans, sa culture illicite « s’est répandue dans les zones contrôlées par l’Alliance du Nord. Les opiacés provenant d’Afghanistan continuent d’être introduits en contrebande en République islamique d’Iran et au Pakistan ou de transiter par ces pays ». L’analyste Ustina Markus de l’ONG International Crisis Group écrivit en décembre 2001 un article dans le Guardian indiquant que « les saisies d’héroïne plus nombreuses que celles d’opium montraient que les laboratoires des zones contrôlées par l’Alliance du Nord réussissaient à raffiner l’opium en un produit plus puissant et plus compact ». Pour Markus, peu importe que Massoud – comme le mollah Omar – se soit publiquement opposé à ce trafic, les petits commandants étaient plus au contact des troupes.
La question de l’angle sous lequel regarder Massoud se posa lors du visionnage des enregistrements de la prise de Kunduz par une femme dont la famille traumatisée n’en parlait jamais. Le film avait été tourné sans commentaire, chacun pouvant se faire son avis. Une discussion put ainsi débuter [3].
Reaping the Whirlwind: The Taliban Movement in Afghanistan
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[1] Michael GRIFFIN, Reaping the whirlwind. The Taliban movement in Afghanistan, Pluto Press, 2001, pp. 13-14
[2] Michael BARRY, Massoud. De l’islamisme à la liberté, Louis Audibert, 2002, p. 16
[3] Agnès DEVICTOR, Massoud, le commandant à la caméra, in Que peut une image ? Les carnets du bal, pp. 46-47