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La vie en entreprise, ‘Massacre’ pour tous!

Anne Hansen évite les pièges du premier roman sur un thème surexploité


La vie en entreprise, ‘Massacre’ pour tous!
Leonardo Di Caprio dans "Le Loup de Wall Street" de Martin Scorsese, 2013.

Avec Massacre, Anne Hansen parvient à déjouer les pièges du livre sur le monde du travail pour réussir un premier roman juste et impitoyable.


Un premier roman français sur la vie en entreprise… la réaction ne se fait pas attendre : tous aux abris ! Retrait stratégique vers la Pléiade de Larbaud ou le dernier Pierre Guyotat mais, de grâce, épargnez-nous ça ! Car, depuis que Michel Houellebecq a fait du cadre moyen le Don Quichotte exsangue de la littérature contemporaine, avec des tableurs Excel à la place des moulins, la plaine de l’open space a donné lieu à de nombreux livres, sonnant souvent faux et à côté de la plaque. Les raisons en sont simples : d’abord, tout le monde n’est pas capable d’écrire Extension du domaine de la lutte, c’est ainsi. Et puis, la plupart des romanciers français remontés contre la « souffrance au travail » émargent généralement dans la fonction publique, la presse ou l’édition (secteurs « du privé », bien sûr, mais pas encore entièrement ligotés par le vocabulaire, les comportements et même les décors corporate popularisés par le CAC 40 et les GAFA). Cette remarque n’a pas pour but de raviver le clivage « privé-public » ou de relancer le débat sur l’âge de départ à la retraite. Elle vient simplement souligner un point important puisqu’on parle de livres : dans le roman réaliste, balzacien, la justesse de l’observation, la bonne balance entre la précision des détails et le souffle romanesque ne sont pas accessoires ; c’est le cœur même de cet art si délicat qui fascine depuis plus d’un siècle et sonde mieux que tout autre les reins et les âmes.

Du paternalisme utilisé comme un nunchaku

Avec Anne Hansen, pas d’inquiétude sur ce point : elle sait de quoi elle parle. La moindre description de lieu, le plus petit morceau de dialogue sonne juste et pourrait provenir d’une bande enregistrée derrière l’une de ces belles façades vitrées de La Défense. « Il a posé les bases de la qualité… », « sa vision macro du secteur », « la conduite du changement », « les éventuels points de blocage »… La littérature doit traquer, par les mots, le ridicule, ombre portée de toute existence. Anne Hansen s’y emploie avec talent.

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Bien sûr, la chute de Charles Blanchot, jeune cadre ambitieux, évoque Michel Houellebecq. Mais, là encore, le livre effectue un pas de côté pour se démarquer, grâce à une écriture froide et presque hypnotique qui déroute au début. Comme si les protagonistes se remémoraient un mauvais rêve, comme si l’auteur usait de la lenteur avec la science d’un Antonioni. Ce que l’on perd en ironie dévastatrice et libératrice, on le gagne en précision, en tension aussi. Massacre scrute la vie de ses personnages et surtout les rapports de pouvoirs (« d’influence », dirait-on en entreprise) qui les lient. Le cœur du livre bat ici, dans l’affrontement entre Charles Blanchot et son supérieur qui utilise le paternalisme comme un nunchaku, entre Blanchot et « l’expert » Guillaume Leprince à l’affût des défaillances de chacun (dans l’intérêt de tous, bien sûr), entre Blanchot encore et ses « collaborateurs » occupés à « débriefer » (un synonyme de travailler en 2018), entre Louise Villiers, responsable des conditions de travail et l’inanité profonde de sa fonction mais aussi, en dehors de l’entreprise, entre Charles Blanchot et sa femme, Caroline, alliée fidèle quand tout va bien et juge impitoyable quand le vent se met à tourner (« Tu n’es pas à la hauteur ? », questionne-t-elle soudain, inquisitrice). Son portrait est une totale réussite (heureusement que ce n’est pas un homme qui a écrit ces pages, il aurait connu la saveur du pilori) et Massacre fait écho, dans ces moments, au Chabrol impitoyable de La Femme infidèle ou de Jusqu’au bout de la nuit.

L’homme qui se croyait pressé

Tout est lié dans un bon roman, l’action et les pensées des protagonistes, « la vie pro et la vie perso », la toile de fond et le sujet principal afin de former une pâte jamais noire ou blanche mais grise comme le préconisait Aragon. Ici, la dégringolade de Blanchot, l’homme qui se croyait pressé, se fait sur fond d’attentats, d’attaques au couteau et de pauvreté. D’autres mots surgissent alors : « amalgame », « bienveillance »  et même « jungle » pour parler de la misère. Ils viennent doubler le lexique de l’entreprise pour tenter, eux aussi, de contourner le réel et le constat final (à défaut de lutte) : comme l’écrit Anne Hansen, notre époque sait, sans se l’avouer, qu’elle a « atteint une extrême limite, une arête d’humanité. »

Massacre, de Anne Hansen (éditions du Rocher), 216 pages, 17 euros.

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