Le masque envahit nos rues. A mesure que gouvernants et gouvernés s’accordent à rendre son port obligatoire, la peur devient une vertu civique. L’obsession des premiers pour la santé publique répond à la demande prophylactique des seconds. Bienvenue dans l’infantilisation volontaire.
« Port du masque obligatoire. » Boutiques, bistrots, musées, bureaux… : tout ce que la France compte de lieux publics fermés s’est couvert de panonceaux et d’autocollants frappés de cette injonction. Pour les aveugles et les analphabètes, le message est redoublé dans les couloirs du métro et les gares par des voix crachées de haut-parleurs proclamant que la RATP et la SNCF se préoccupent de ma santé. Cette sollicitude, qui me donne sottement envie de hurler de laisser ma santé tranquille (et d’autres choses moins châtiées), ne semble pas déranger grand monde. Beaucoup moins en tout cas que les rares récalcitrants (des distraits le plus souvent) qui se baladent à visage découvert et s’attirent regards furibonds, insultes ou sermons. On dirait que la vue d’une bouche souriante ou d’un bout de nez est devenue bien plus choquante que celle de fesses à l’air. Plusieurs reportages ont ainsi montré comme un bel exemple à méditer ces naturistes arborant fièrement leur feuille de vigne faciale en nu intégral.
Sur fond de crise sanitaire, la France est devenue le pays des droits de l’homme de se mêler des affaires de son prochain. Conséquence, une palanquée d’agents supposément dépositaires d’une autorité – policiers, gendarmes, contrôleurs, hôtesses de l’air, et maintenant inspecteurs du travail et professeurs, sans oublier les journalistes embedded dans la guerre sanitaire – sont désormais investis d’une mission sacrée : faire respecter le port du masque. Trois mille policiers n’ont pu empêcher les pillages et les agressions de la finale PSG-Bayern, le 25 août, mais la Préfecture de police a fièrement annoncé que 404 PV pour non-port du masque avaient été dressés (cette police de la vertu sanitaire doit bien faire marrer les Saoudiens).
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On dira, et à raison, que la barbarie n’est pas dans le contrôle, mais chez ceux qui frappent ou tuent ceux qui l’exercent, comme Philippe Monguillot, le malheureux chauffeur de bus de Bayonne. Cela ne dispense pas de s’interroger sur la sidérante extension du domaine de la surveillance née de la crise épidémique. La France fait partie du peloton de tête mondial de l’interdit. Et, comme l’ont observé Pierre Manent, François Sureau (voir le débat Finkielkraut-Sureau) ou Bernard-Henri Lévy (dans Ce Virus qui rend fou), si on fait exception de quelques remous sur les réseaux sociaux (dépourvus d’influence réelle, car les médias leur donnent peu d’écho), une large majorité de citoyens applaudit et en redemande. Des Gaulois réfractaires[tooltips content= »Il est significatif que cette formule macronienne, que je trouve plutôt flatteuse, ait été considérée comme injurieuse. »](1)[/tooltips], tu parles Charles – qui d’ailleurs parlait de « veaux ». Significativement, ce n’est pas pour la généralisation délirante du masque que le gouvernement se fait engueuler, mais pour la non-gratuité. On veut bien se balader dans des rues peuplées de zombies sans visage, mais payer, certainement pas.
Le plus consternant, c’est que beaucoup ne voient dans cet accessoire qu’un léger inconfort, voire une habitude à prendre, peut-être parce que voilà belle lurette que, malgré leur amour indéfectible de l’Autre proclamé en toutes circonstances, ils se soucient peu de voir le visage de leurs contemporains. Le masque, nous dit-on, est la preuve tangible de notre solidarité, le signe extérieur de notre amour du bien commun. On peut se demander s’il n’est pas plutôt le symbole terminal du chacun pour soi. Pardon de casser l’ambiance, mais les innombrables redresseurs de torts autoproclamés ne disent pas « vous vous faites du mal », mais « vous me faites du mal ». Il n’est nullement condamnable d’avoir peur pour soi et pour ses proches, mais cela devrait interdire de se raconter trop d’histoires sur notre humanité retrouvée. Encore faudrait-il, surtout, que la peur soit proportionnée au danger. Or, elle est désormais érigée en vertu citoyenne cardinale et le masque est son étendard. Si tu n’as pas peur, tu es soit un salaud doublé d’un assassin de malades et de vieux, soit un idiot qui ne comprend rien à la science. J’ai peur donc je suis.
Attention, n’allez pas me prendre pour un de ces trumpistes qui croient que le masque est « un truc de mauviettes ». Je le dis solennellement, je suis contre le coronavirus. L’observation concrète et la plupart des études postulant que l’essentiel de la transmission se fait lors de contacts prolongés dans des lieux clos ou en plein air lorsqu’on se frotti-frotte en dansant, chantant, criant ou priant, je le porte avec grand déplaisir, mais sans colère dans les endroits confinés, métro, petits bureaux ou boutiques obscures. Et je m’abstiens de me frotti-frotter avec un trop grand nombre de mes semblables.
Pour autant, on a quelques raisons de soupçonner qu’il n’est pas un instrument neutre dont l’usage obéirait à des règles scientifiques et prophylactiques incontestables.
Alors que j’écris ces lignes, c’est plié pour les professeurs qui devront faire cours masqués, parfois six ou huit heures de suite, même quand ils peuvent se tenir à plusieurs mètres des élèves. On ne sait pas encore, en revanche, si le masque sera imposé sur les plateaux de télévision ou si les chaînes obtiendront une dérogation à l’obligation générale entrée en vigueur dans les entreprises, collèges et lycées le 1er septembre. Des journalistes et des débatteurs masqués, donc visuellement bâillonnés, même les Chinois n’ont pas osé. Si la France franchit ce pas, ce ne sera nullement pour des raisons sanitaires, car les chaînes ont pris des mesures drastiques pour éviter les contaminations, mais, je ne sais malheureusement plus qui a dit ça sans éclater de rire, parce que les journalistes doivent donner l’exemple ! – c’est écrit où, ça ?
Nous avons besoin de dirigeants courageux, pas d’une équipe d’ouvreurs de parapluies
Quant au port du masque en extérieur, obligatoire, selon Le Monde, dans 12 300 communes, il est encore moins justifié médicalement, aucun foyer de contamination né de personnes se croisant dans la rue n’ayant été signalé. Au demeurant, si vous êtes testé positif, un agent de la Sécurité sociale vous demandera la liste des gens que vous avez croisés, en face à face, pendant plus d’un quart d’heure. De nombreux médecins le préconisent pourtant, avec des arguments psychologiques : il faut des règles claires, comprenez que les Français sont trop cons pour comprendre la différence entre « dehors » et « dedans », on se demande comment ils font pour ne pas sortir en bonnet de nuit et dormir en manteau ; on a même entendu que le masque avait l’avantage de rappeler aux gens l’existence du virus, il serait dommage qu’on pense à autre chose. Rire au temps du corona, ce serait irresponsable. Et avec le masque, on est plutôt porté à grimacer.
Le masque est plus qu’un symbole, c’est une arme, un médium, dirait Régis Debray, porteur d’un message politique, social (ou sociétal) et même moral. Il proclame haut et fort que le gouvernement agit, que la société se mobilise et que chacun se soucie de son prochain. Alors, bien sûr, on a envie de connaître le discours implicite planqué dans les plis de cette trop belle affiche publicitaire. De quoi le masque est-il le symptôme ?
Tout d’abord, celui d’un pouvoir médical qui, consciemment ou inconsciemment, n’a pas du tout envie de retourner dans l’ombre. Le 14 juillet, on l’a vu affichant fièrement son débraillé sous les vivats, au milieu de nos militaires impeccables. Les médecins savent ce qui est bon pour nous. Que ce savoir soit changeant, fragile, voire complètement bidonné (voir à ce sujet l’édifiant article de Peggy Sastre), n’empêche pas nombre d’entre eux de décréter que nous devons vivre comme ceci ou comme cela.
Écartons très vite, pour rassurer mon cher Alain Finkielkraut, l’hypothèse selon laquelle le masque et le cortège de recommandations prophylactiques psalmodiées par la communication officielle autant que par les médias seraient les instruments d’une jouissance répressive du pouvoir qui profiterait de la Covid-19 pour nous museler – même si l’épidémie a eu comme bénéfice collatéral pour l’exécutif de limiter sérieusement l’expression des contestations. On dirait plutôt, au contraire, que celui-ci agit lui-même sous l’empire de la peur – d’où son empressement à refiler le mistigri des mesures sanitaires au couple maire-préfet, qui servira le cas échéant de paratonnerre aux colères populaires. Le résultat, c’est la course à l’échalote dans laquelle sont lancés les différents détenteurs du pouvoir pour savoir qui nous protège le mieux. Là encore, les élus ont de bonnes raisons d’avoir peur, car le risque, pour eux, est d’être tenu pour responsables des morts, pénalement et politiquement. Reste que gouverner exige d’arbitrer entre plusieurs risques (en l’occurrence économique et sanitaire), mais aussi entre les vies présentes et les vies futures. Nous avons besoin de dirigeants courageux, pas d’une équipe d’ouvreurs de parapluies. François Sureau me rappelle à ce sujet l’admirable formule de Tocqueville : « Je n’aime pas l’idée que nous soyons conduits comme des moutons par des bergers qui ne sont pas de meilleurs animaux que nous et qui bien souvent en sont de pires. »
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Cependant, les premiers responsables, non pas tant de la servitude que de l’infantilisation volontaire qui triomphe dans notre pays, ne sont ni les politiques ni les médecins, mais bien nous-mêmes, les citoyens. Le principe de précaution qui mute aujourd’hui en précautionnisme fou n’est pas tombé du ciel du pouvoir, il a été réclamé à cor et à cri par les sociétés. Avec des raisons éminemment légitimes. En 1998, l’ami Philippe Cohen publiait un essai remarqué au titre programmatique : Protéger ou disparaître [tooltips content= »Philippe Cohen, Protéger ou disparaître : les élites face à la montée des insécurités, Gallimard, 1999. »](2)[/tooltips]. « La marche du progrès, écrivait-il, se confond depuis plusieurs siècles avec la conquête de la sécurité. » En conséquence de quoi, poursuivait-il, depuis le contrat vassalique qui a mis fin à la « nuit mérovingienne » du règne de la force, « le droit de gouverner se gagne par la capacité à protéger ».
À la fin des années 1990, alors que le nouveau libéralisme sans frontières avait plongé dans le chômage et le désespoir des milliers d’ouvriers, remplacés par de moins coûteux vivant à l’autre bout du monde, les beaux esprits et les gouvernants péroraient sur la beauté du risque. Dix ans plus tôt, Montand et Joffrin, animateurs de « Vive la crise ! » et précurseurs de la start-up nation, haranguaient les nouveaux pauvres : « T’as perdu ton emploi mec, crée ta boîte, sois innovant ! » Cette incapacité à protéger les peuples était, selon Cohen, le déshonneur des élites qui seraient balayées par l’Histoire si elles n’y remédiaient pas.
Nul ne nie en effet, que le contrat social repose sur un échange entre liberté et sécurité. Je renonce à ma liberté d’exercer la force en échange de la protection du souverain. Mais sur fond de peur du déclassement, le message de Cohen a été reçu cinq sur cinq : la protection est devenue l’obsession des gouvernés comme des gouvernants qui n’ont plus que ce mot à la bouche. Certes, la chose n’est pas toujours au rendez-vous, loin s’en faut. Par impuissance ou par idéologie, les dirigeants occidentaux ont échoué à protéger l’existence des communautés politiques que sont les nations et la transmission de la culture qui va avec, autrement dit, ils ont laissé prospérer ce qu’on n’appelait pas encore, au siècle dernier, l’insécurité culturelle. Au demeurant, ils ne parviennent même pas à maintenir l’ordre public d’un point de vue strictement policier. Du coup, ils se rattrapent sur le domaine où la demande populaire est inextinguible, la santé. La protection, et même l’hyper-protection dont nous sommes accablés, concerne les individus, pas les collectivités, chez les individus elle s’intéresse au corps plus qu’à l’esprit. Ne nous plaignons pas, sur ce plan, nous voilà protégés à en mourir, pour paraphraser le titre de Neil Postman, Se distraire à en mourir.
Que l’on se rassure, je préfère la bonne santé à la maladie et je me réjouis que la médecine moderne me donne une bonne chance de vivre jusqu’à un âge avancé. Moi aussi, je veux sauver des vies. Cependant, faire de la vie la valeur suprême n’est pas la définition de la civilisation, c’est celle de la fin de l’Histoire. Pour que l’existence individuelle et collective ait un sens, il faut qu’il y ait quelque chose de plus grand que la vie. Si De Gaulle avait pensé que son devoir était de sauver des vies, quoi qu’il en coûte, nous parlerions allemand. Non, cela ne signifie pas qu’il fallait laisser mourir les vieux dans les Ehpad (ce qu’on a fait au demeurant, mais en l’enturbannant de belles proclamations). On aimerait tout de même savoir, combien, parmi les intéressés, auraient préféré prendre le risque raisonnable de tomber malade, et même de mourir, plutôt que celui de finir de leur « belle mort », seuls et en sachant que pas un adieu ne serait dit sur leur tombeau. Alors sans doute serait-il très exagéré, voire ingrat, d’affirmer que la vie à l’époque du coronavirus est insupportable. Mais l’obsession, voire la divinisation de la santé, au nom de quoi toute autre considération est balayée, est aussi effrayante que la maladie elle-même. C’est du provisoire, jure-t-on, mais nul ne peut garantir que cette atmosphère paniquarde et son cortège d’injonctions ne sera pas la norme à chaque épidémie de grippe un peu sévère. Bien sûr, nous ne sommes pas entrés en dictature sanitaire. Nous n’avons pas à nous nous demander si nous préférons vivre bien-portants et couchés ou mourir malades et debout. Mais on a déjà le droit, peut-être le devoir, de s’interroger sur le sens de cette vie que tant de gens veulent sauver.
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