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Mary de Rachewiltz, la maîtresse du haut-château

Du Sud-Tyrol, l'auteur de "Discrétions" se souvient de son père Ezra Pound


Mary de Rachewiltz, la maîtresse du haut-château
Mary de Rachewiltz (Photo : Pierre-Guillaume de Roux). Château de Brunnenburg (Photo: Daoud Boughezala).

C’est un château-fort du XIIIe siècle qui trône au fond d’un vallon tyrolien. Au milieu de cette relique des temps anciens, vit Mary de Rachewiltz, 92 ans, fille naturelle du poète Ezra Pound et de la violoniste Olga Rudge. Au mois de juillet, j’ai bien tenté d’aller déranger cette auguste nonagénaire dans son repaire de Brunnenburg après une longue marche à travers des sentiers escarpés. Peine perdue, l’hôtesse de ces lieux ne reçoit plus. Tant pis, la féérie sera pour une autre fois. Ou un autre monde. Seul le « musée agricole » du château accueille les curieux de passage. Entre deux portraits de Pound et un laïus filmé de l’auteur des Cantos, des faucilles trônent sans marteau, quelques animaux de basse-cour vocifèrent sous l’orage. On pourrait trouver loufoque la visite d’un musée agricole Pound : pourquoi pas une maison de l’armée d’Annunzio ou un cabinet d’anatomie Louis-Ferdinand Céline ?

Ce serait oublier que le touche-à-tout Pound liait culture et agriculture : sans exploitation raisonnée de la terre, une civilisation voue arts et lettres aux oubliettes. Comme pour nous le rappeler, retentit la voix du vieux sage qui avait conseillé à Mussolini de développer la culture du soja pour rassasier les Italiens. Le Duce l’avait cru fou. Là est le drame des génies qui s’abîment en politique.

Souvenirs d’enfance

Plonger dans Discrétions – Ezra Pound éducateur et père (Pierre-Guillaume de Roux, 2017) que Claire Vajou a traduit de l’anglais, nous ramène aux premières années de Mary de Rachewiltz, bien avant qu’elle et son mari hobereau n’investissent ce château abandonné. Ses souvenirs s’enracinent dans ce cher Tyrol, objet d’un marchandage entre Hitler et Mussolini dans les années 1930 : au Reich les irréductibles germanophones poussés à l’exil, à l’Italie fasciste les Tyroliens qu’il s’agira d’italianiser par la force. Fille adultérine d’artistes américains, la petite Mary se retrouve confiée aux paysans tyroliens qu’elle surnomme affectueusement Mamme et Tatte. Lectrice du Journal d’un fermier de Robert Duncan, Mary de Rachewiltz a très tôt acquis le goût de la ferme en même temps qu’elle a su faire fructifier l’immense legs culturel paternel.

Domicilié à Rapallo, l’homme marié Pound passe avec Olga la voir une ou deux fois l’an, tant et si bien que leur fille apprend le patois tyrolien avant l’anglais et l’italien. Grâces soient d’ailleurs rendues à Danièle Dubois qui a su restituer les passages en tyrolien du roman d’aventure champêtre que fut l’enfance de l’auteur. Pendant que son père (Babbo) versifiait et que sa mère (Mamile) redonnait vie aux partitions oubliées de Vivaldi, Mary découvrait ingénument la vie parmi les paysans, l’école, l’église du village. C’est d’ailleurs avec ses parents de lait que Mary expérimente intuitivement l’antifascisme : fervents nationalistes tyroliens, attachés à la préservation de leur culture que l’idéologie mussolinienne entendait éradiquer, les habitants du cru prennent appui sur l’église et les fêtes folkloriques pour s’affranchir des pesanteurs jacobines. Traquant le parler germanophone jusque dans les foyers, les miliciens fascistes italiens doivent céder le pas lorsque les prêtres officient…

Une vie dans les Cantos

Dès son adolescence, Mary s’est immergée dans les Cantos, l’opus magnum qu’Ezra Pound a composé durant des décennies. La destinée dramatique de son père se confond avec cette grandiose aventure littéraire qui a réconcilié Mary avec le verbe anglo-saxon. En éducateur aussi bienveillant que rigoureux, Pound exhorte sa fille à traduire ses vers en italiens. La novice peine à la tâche mais progresse continuellement, encouragée par l’opiniâtreté paternelle. « Plus je me plongeais dans les Cantos, plus j’étais avide d’élargir mes connaissances » se souvient Rachewiltz. Avec les Cantos, une véritable forêt née de l’extraordinaire érudition poundienne prend vie; quel autre versificateur connaît à la fois la langue d’Oc des troubadours et les questions monétaires ?

Discrétions est truffé de passages des Cantos que la fille de l’auteur resitue dans leur contexte, dévoilant ainsi leur signification cachée sans déflorer leur mystère poétique. Entre les lignes, Mary confie au lecteur sa frustration d’enfant ignorée de sa mère. Sans que l’on puisse tenir rigueur à Olga d’avoir négligée sa fille, on se figure rapidement que les deux femmes n’ont jamais rien eu à se dire. Il y a presque du Jules et Jim dans le ménage à trois que Babbo et Mamile, la maîtresse quasi-officielle, ont formé avec Dorothy Pound, l’épouse légitime et mère d’Omar, que Mary rencontrera au début de ses années de plomb.

Le dernier Américain à vivre la tragédie de l’Europe

Car Ezra Pound a prêché en vain la paix entre les nations. Sur Radio Rome, dans un sabir anglo-italien que certains transalpins peinaient à comprendre, le poète appelait à éviter les hostilités, à la manière du Jünger de La Paix (1940) méprisant les « lémures » totalitaires. De ses imprécations contre la finance, on ne retient hélas que le fumet superficiellement antisémite et le ralliement formel aux puissances de l’Axe.

En vérité, Pound fut traité en paria dès l’agonie du régime fasciste, qui connaîtra ses derniers sursauts du  25 juillet 1943 (déposition de Mussolini) au 28 avril 1945 (pendaison du Duce). Entre ces deux dates, dans le nord de l’Italie, la République de Salò s’est faussement employée à raviver les premiers feux du fascisme social, les tankers et la répression nazis en plus. « Son expression « le dernier Américain à vivre la tragédie de l’Europe dit bien cela; il était de plus en plus « la fourmi solitaire » qui luttait pour préserver ses idées et sa vision du monde – en écoutant le son d’un autre tambour, relate Mary.

Folle traversée de l’Italie occupée

Lorsque la guerre semble définitivement perdue pour l’Italie, Mary engage une folle traversée de la botte occupée de part en part par les Allemands et les Anglo-Américains. Officiant un temps comme infirmière dans les hôpitaux allemands, elle voit les boys américains accueillis à bras ouverts par les Tyroliens. « Ils avaient beau se considérer comme nazis, c’étaient les Américains qu’ils admiraient » en ce qu’ils mettraient fin à vingt ans d’impérialisme culturel italien ! Des Alpes à Rapallo, elle part à la recherche de son père, arrêté comme un malpropre sans même avoir droit à une parodie de procès. Quelques années plus tôt, Babbo enseignait à sa fille pensionnaire d’un collège catholique le respect de Église et de l’autorité, la frugalité en toutes circonstances. Oubliée sa vie simple et authentiquement épicurienne à Rapallo ou Venise, le vieux Pound sera humilié à Pise puis aux États-Unis durant plus d’une dizaine d’années de détention. Il ne sera finalement libéré qu’en 1958, notamment grâce aux efforts acharnés de Mary pour plaider sa cause.

Et Babbo se tut

Ce destin tragique donne à Discrétions ses pages les plus bouleversantes. Car si sa famille se félicite de le voir enfin libre, le patriarche Pound se mure alors dans le silence, étranglé par le sentiment d’avoir tout raté.

Ce père qui ne parle plus inspire à Mary des lignes poignantes face à un Babbo mutique, aphasique, mélancolique, atteint par cette maladie de rois espagnols qui vous glace le sang. Peu de mages le sortiront provisoirement de cette gangue, sinon peut-être l’éditeur Dominique de Roux qui l’invitera à Paris pour le rééditer. Le créateur des Cahiers de l’Herne nouera des liens indéfectibles avec le clan Pound, dont Discrétions est l’ultime surgeon, publié par son fils Pierre-Guillaume.

Sa prison intérieure poursuit Pound jusqu’à sa dernière note, qu’il émettra en 1972 au terme d’une vie d’avant-garde. L’ami d’Hemingway, de Wyndham Lewis et de William Yeats a rejoint le paradis des poètes. Sa réhabilitation doit beaucoup à sa fille Mary – auquel un fameux poète a un jour lancé « vous vivez dans les Cantos » tant ce chef d’œuvre l’a habitée…

Dans une langue sensible et lumineuse, Mary de Rachewiltz ressuscite son génie de père écrivant au fond de sa cage pisane:

 « The loneliness of death came upon me

(at 3 PM for an instant)

….

When the wind swings by a grass-blade

an ant’s forefoot shall save you… »

 

La solitude de la mort est tombée sur moi             

(à 3 heures de l’après-midi pour un instant)

Quand l’esprit vacille en présence de la lame d’un brin

d’herbe

la patte antérieure d’une fourmi te sauve… » (Cantos 82 et 83)

Yeats nous avait prévenus : une terrible beauté est née. Et ne mourra jamais.

 

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est journaliste.

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