Que peuvent une « première dame de France » surestimée (Bernadette, de Léa Domenach, notre critique à lire sur le site demain et déjà dans le magazine) et un cinéaste britannique pourfendeur de moulins à vent (Ken Loach, dont le film « The Old Oak » sera à l’affiche le 25 octobre) contre le superbe cinéma de Martin Scorsese ? Rien quand on les compare au nouvel opus du maestro américain toujours en verve, lui.
Sept mois de tournage et un budget de 200 millions de dollars. Débarrassons-nous d’abord des chiffres liés au nouveau film de l’auteur de Taxi Driver et Raging Bull. La démesure fait partie intégrante de la maison Scorsese, tout comme celle des voisins Coppola et Spielberg. Les anciens papes du « Nouvel Hollywood » n’ont jamais fait dans la dentelle et nul ne s’en plaint puisque les résultats sont en général à la hauteur. Scorsese se détache cependant du lot avec la volonté maintes fois avérée de faire de ses films autant de contributions à une Histoire de la Nation américaine. En adaptant le roman de David Grann, publié en 2017, il apporte une nouvelle pierre à cet ensemble absolument passionnant. Il s’agit ici du rapport des États-Unis aux Indiens Osage, enrichis par les terres pétrolifères sur lesquelles ils vivent. Le film se situe ainsi dans les années 1920, alors que plusieurs membres de la tribu amérindienne du comté d’Osage, en Oklahoma, sont assassinés après avoir trouvé du pétrole sur leurs terres. Le FBI mène alors l’enquête. Conscient de la gravité de son sujet, Scorsese multiplie les traitements pour en donner l’ampleur et la complexité : construction narrative très écrite, personnages et caractères finement dessinés, recourt à des documents d’époque vrais ou recréés pour l’occasion, utilisation du média d’alors, la radio, parmi d’autres trouvailles. Le tout porté par une distribution qui, comme toujours chez Scorsese, relève de la piste aux étoiles peuplée de cabots de génie : Robert De Niro et Leonardo DiCaprio en tête mais pas seulement, car chaque rôle secondaire est délectable. Soit dit en passant, DiCaprio devait initialement tenir le rôle du héros, un agent du FBI, avant de finalement vouloir incarner le neveu du personnage joué par De Niro. Un changement d’autant plus bénéfique que le neveu en question s’avère des plus ambigus. Et le tandem familial alors constitué par les deux stars masculines prend une ampleur tout à fait réjouissante et vénéneuse. Et c’est Jesse Plemons qui endosse in fine les habits de l’agent fédéral. À quoi il faut impérativement ajouter la musique de Robbie Robertson, les décors de Jack Fisk et les costumes de Jacqueline West. Et pour parachever l’ensemble, la touche finale du montage effectué par la complice de toujours en la matière : Thelma Schoonmaker.
La réalité que décrit ce Killers of the Flower Moon est simple : pour faire main basse en toute impunité sur l’incroyable richesse des Osages, les Blancs épousent sans vergogne les héritières et éliminent sans scrupule les obstacles à leurs projets. On rejoue ici aux cow-boys et aux Indiens, mais sans l’attirail anecdotique de la conquête de l’Ouest tendance westerns historiques. Mais c’esttout autant violent, âpre et rugueux. Les vaches et les chevaux ont disparu au profit des gisements de pétrole et des automobiles. Reste une lutte sans merci dont les gagnants historiques sont désormais connus.
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Avec cette histoire, Scorsese filme également l’émergence d’une autre Amérique, celle de la mafia. Il est ainsi en terrain connu, lui qui a si bien cerné, disséqué, comme Coppola, les mœurs de la « Pieuvre ».
Mais ce qui frappe vraiment avec ce nouveau film, c’est assurément l’extrême fluidité d’un style inimitable. Une fois encore, Scorsese raconte une histoire avec un incroyable souci de lisibilité. Son« il était une fois » (fictif ou non, peu importe) fait mouche et nous sommes comme happés par un conteur hors pair qui multiplie les ramifications de son récit sans jamais perdre de vue l’essentiel. Les trois heures et vingt-six minutes du film ne sont pas de trop pour rendre compte de cette intrigue au long cours. Scorsese prend ainsi le temps de poser le décor en montrant, par exemple, comment les Osages tentaient de faire vivre leurs traditions ancestrales tout en menant une existence quotidienne de magnats du pétrole, manoirs grandioses et domestiques blancs compris. Tant et si bien qu’au final, on dirait le film d’un jeune homme à la créativité débordante tourné par un délicieux vieux sage.