Martin Parr, le photographe britannique, injustement accusé de cautionner le racisme, soutient les déboulonnages de statues… Cloué au pilori, il ne bénéficie pas de la mansuétude dont jouit son concitoyen le rappeur Wiley, auteur d’une série de tirades antisémites. Selon que êtes blanc ou noir…
Faites vos jeux, rien ne va plus ! Il n’est pas facile de deviner qui sera la prochaine victime de la fâcheuse tendance actuelle à mettre au ban des médias toute personne ayant exprimé une opinion contraire à la moraline régnante. Car la cancel culture est un dédale où même ceux qui se croient purs et vertueux se perdent, où le bien et le mal se transforment l’un dans l’autre et où le héros d’hier peut devenir le grand méchant d’aujourd’hui. La formule de La Fontaine, « Tel est pris qui croyait prendre », n’a jamais été aussi pertinente. Considérons d’abord le cas de Martin Parr.
Laver plus blanc que blanc
Ce Britannique de 68 ans, photographe émérite et doyen des photojournalistes, a été contraint de démissionner de son rôle de directeur artistique du Festival photographique de Bristol, cette ville où l’on déboulonne les statues d’esclavagistes. La raison remonte à 1969. Cette année-là, un photographe italien, Gian Butturini, publie London, un album d’images de la capitale qui inclut une double page où l’on voit, à gauche, le portrait d’une femme noire, employée du métro londonien, dans sa guérite et, à droite, la photo d’un gorille dans sa cage au zoo. Un simple hasard ? Peu probable. Juxtaposition raciste ? Possible. Comparaison compassionnelle entre deux êtres enfermés, chacun à sa manière ? Concevable. Le problème est que, aujourd’hui, de telles ambiguïtés ne sont plus permises. En 2017, la maison d’édition italienne, Damiani, ressort le livre – devenu introuvable – en facsimilé, en demandant à Martin Parr d’en écrire la préface. Celui-ci s’exécute sans faire la moindre référence à la double page en question. En 2019, une étudiante londonienne reçoit le volume en cadeau de son père. En découvrant la double page, elle reste bouche bée : comment Parr n’a-t-il pas pu en voir le sens, pour elle, évident ? Seule conclusion : Parr, tout comme Butturini (mort en 2006), doit être raciste, au moins inconsciemment. Elle lance une campagne de protestation sur Twitter et à Londres devant une exposition de Parr à la National Portrait Gallery. Le mouvement est peu suivi, jusqu’à ce que, motivés par l’assassinat de George Floyd, des étudiants de l’Université de l’Ouest d’Angleterre décident de retirer leur participation à une exposition de fin d’année qui devait avoir lieu à la Fondation Martin Parr. Quelquefois, pour faire annuler, il faut boycotter et vice versa. Les autorités universitaires appuient la décision des étudiants en récitant le mantra trinitaire qui affirme qu’elles restent « totalement engagées au service de la diversité, de l’égalité et de l’inclusion. » La démission de Parr est désormais inévitable, accompagnée d’une lettre d’excuses où il s’avoue mortifié par sa négligence. Il se dit prêt à verser ses droits d’auteur pour la préface à une organisation caritative et demande à l’éditeur de mettre au pilon les exemplaires restants. Afin de rendre sa fondation « plus inclusive » et « ouverte à la diversité », il crée une nouvelle bourse réservée aux photographes issus des minorités ethniques. Au jeu de la repentance, c’est le full. Ses détracteurs stigmatisent à la fois son analphabétisme visuel en termes de race et son insouciance d’homme blanc d’un certain âge. Pour eux, critiquer un tel personnage équivaut à « démanteler le système. »
La grande ironie de l’histoire est que Parr est un gauchiste antiraciste qui, dans un entretien accordé au Figaro avant qu’il ne soit obligé de démissionner, avait proclamé son soutien pour Black Lives Matter et s’était déclaré « complètement pour » la destruction des statues qui constitue, à son avis, une « réappropriation de notre histoire. » A force de déboulonner les autres, on finit par se faire déboulonner soi-même. Les accusateurs de Parr le Blanc n’ont fait preuve d’aucune hésitation, d’aucune mansuétude, en le condamnant. Mais dans le labyrinthe de la cancel culture, les choses ne se passent jamais comme prévu. Comme le confirme le cas de Wiley.
Se grimer en raciste
Ce rappeur britannique, connu comme le « Roi » d’une forme de hip-hop appelée « grime », récompensée d’une médaille par la Reine en 2018, commence mal le weekend du 25/26 juillet. Vendredi soir, il se lance dans une série de tirades antisémites sur différents médias sociaux. Interdit pendant quelques heures de publier sur Twitter, où il a un demi-million de suiveurs, il revient à la charge samedi matin. S’adressant aux juifs, qu’il qualifie de « lâches » et de « serpents » et qu’il compare aux membres du Ku Klux Klan, il leur assène qu’Israël « n’est pas votre pays » avant d’affirmer plus tard que c’est « à nous », invoquant ainsi le mythe des Hébreux noirs cher à certains Afro-Américains (Croyance selon laquelle les Noirs sont les vrais descendants des anciens Israélites.). Il semble que l’origine de ce déversement de haine se trouve dans un conflit entre le musicien et son manager qui s’avère être juif. Néanmoins, les « excuses » que le rappeur propose du bout des lèvres par la suite ne font que renforcer l’impression qu’il assume pleinement les pires théories conspirationnistes. Condamné immédiatement par certains, Wiley fait l’objet d’une complaisance relative de la part d’autres, surtout à gauche. Malgré le caractère outrancièrement raciste de ses remarques, Facebook attend le mardi suivant pour bloquer ses comptes, et Twitter le mercredi. L’épisode rappelle le cas d’un autre rappeur, l’Afro-Américain Ice Cube, qui, au début du mois de juin, tweete la reproduction d’une peinture murale dont l’imagerie sort tout droit des Protocoles des Sages de Sion. Critiqué, il récidive en postant d’autres emblèmes qui abondent dans le même sens. En l’occurrence, l’artiste Mear One, responsable de la fresque, qu’il a peinte sur un mur londonien et qui a été effacée par la municipalité en 2012, avait reçu à l’époque le soutien du leader travailliste, Jeremy Corbyn. Or, en novembre dernier, celui-ci a tweeté ses remerciements à Wiley pour son appui pendant la campagne électorale. Le samedi des tirades de Wiley, ce tweet a été judicieusement effacé. Ici, on voit bien se dessiner les frontières de ce triangle des Bermudes entre l’extrême-gauche, la judéophobie et certaines idéologies identitaires noires, zone où disparaissent à jamais de nombreux donneurs de leçons antiracistes.
Les délires offensants de Wiley sont condamnés de manière implicite dans une lettre ouverte signée par des centaines de musiciens et de producteurs, publiée en ligne le 1 août. Certes, toutes les formes de discrimination y sont dénoncées et l’antisémitisme figure bien sur la liste, mais le texte peine à souligner la leçon fondamentale de cet épisode : le fait de se croire victime de racisme n’empêche pas d’être raciste à son tour. Comme l’explique l’universitaire afro-américain, Wilfred Riley, dans son livre récent sur les dix vérités dont on ne peut pas parler (Taboo. 10 Facts You Can’t Talk About), « n’importe qui peut être un raciste. » Nos deux cas illustrent parfaitement les contradictions absurdes de la cancel culture. Le Blanc qui se croit protégé par sa vertu inhérente de gauchiste se fait dénoncer sans magnanimité aucune et doit se prosterner pour être absous de ses péchés. Le Noir qui se croit protégé par son appartenance à une minorité ethnique socialement désavantagée dérape en montrant que le racisme peut prendre toutes les formes et que chacun peut être à la fois victime et bourreau. Au fond, dans le dédale de la cancel culture, le seul Minotaure est la vieille hypocrisie humaine. Selon une autre formule de La Fontaine : « On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain. »
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