La cité phocéenne va développer son réseau de transports en commun. L’objectif annoncé, jusqu’au plus haut niveau de l’État, est de désenclaver les quartiers nord. Mais l’expérience d’autres grandes villes fait craindre que le raccordement au centre des «quartiers sensibles» n’apporte pas que le bonheur du vivre-ensemble.
À Marseille, la municipalité de Benoît Payan et la métropole de Martine Vassal ont parfois du mal à s’entendre. Comme souvent lorsque deux forces politiques opposées, ici le Printemps marseillais et Les Républicains, doivent avancer main dans la main, cela se termine en bras de fer. Sauf sur un sujet qui semble faire consensus, celui des transports en commun. Un thème également cher à Emmanuel Macron qui en a fait une des priorités du plan « Marseille en grand » lors de sa venue dans la cité phocéenne en septembre 2021.
Ici, c’est Marseille!
Marseille est la deuxième ville de France en nombre d’habitants mais elle est la première en superficie. Les quartiers de L’Estaque et des Goudes, aux deux extrémités de la ville, sont séparés par plus de 20 kilomètres. Pourtant, Marseille ne compte que deux lignes de métro et trois de tramway. Quant aux bus, leur régularité laisse souvent à désirer et certains quartiers sont très mal desservis. Face à ce constat, quel que soit leur bord, tous les politiques s’accordent à dire qu’il faut étendre le réseau marseillais. L’objectif affiché par Aix-Marseille-Provence Métropole (AMPM) est de « faire en sorte que 50 % des métropolitains se situent à moins de 500 mètres d’un transport à haut niveau de service et que 95 % des habitants du territoire se trouvent à 15 minutes maximum d’un point d’accès à un transport en commun ». Le site de la métropole montre également que le désenclavement des quartiers nord est une priorité. Il s’agissait d’ailleurs d’une condition sine qua non à l’obtention du milliard d’euros (256 millions de subventions directes et 744 millions en avance remboursable) promis par Emmanuel Macron. Lors d’un déjeuner à la préfecture des Bouches-du-Rhône, le chef de l’État avait déclaré : « La Métropole n’aura pas le milliard promis s’il ne servait pas à désenclaver les quartiers nord. » AMPM a compris le message. Sur les 15 projets estampillés « Marseille en grand », neuf seront réalisés « pour accélérer la connexion des quartiers les plus pauvres et accompagner la requalification urbaine ». En septembre dernier, le groupement d’intérêt public (GIP) créé pour superviser cet énorme chantier abondait en ce sens en fléchant 200 des 256 millions d’euros, soit 80 % des subventions accordées par l’État, directement vers les quartiers nord.
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L’idée est que ce désenclavement permettra de changer l’atmosphère de ces quartiers défavorisés. Certains élus pensent en effet que si ces secteurs sont le terrain de jeu de la délinquance, désertés par l’administration, par les médecins et regroupent une partie de la pauvreté locale, c’est parce qu’ils sont mal desservis, fermés sur eux-mêmes. Saïd Ahamada, député des quartiers nord (La République en marche, puis Territoires de progrès) de 2017 à 2022, déclarait en 2019 dans les colonnes des Échos : « C’est un apartheid social organisé. » Plus récemment, en août 2021, il affirmait au micro de France Info : « La moitié de la ville est ghettoïsée en matière de transports en commun. Il n’est pas possible, pour quelqu’un qui habite les quartiers nord de Marseille, d’aller travailler tôt le matin ou de rentrer tard le soir. » Des mots forts, peut-être même un brin excessifs, pour dénoncer une inégalité de chance entre les habitants des quartiers nord et les autres Marseillais. Même constat du côté d’Audrey Gatian, l’adjointe (PS) au maire de Marseille en charge de la politique de la ville et des mobilités. Dans une tribune publiée en septembre dernier dans La Marseillaise, l’élue parle d’un « sujet qui tient à la fois de la politique des transports, du développement économique, de l’accès à l’emploi mais aussi tout simplement de la considération pour les habitantes et habitants de notre ville ». De son côté, le maire Benoît Payan, qui a fait de ce projet son cheval de bataille, ose une métaphore judiciaire : « Dans cette ville, il y a des gens qui sont assignés à résidence. » Une phrase qui fait écho à ce qui se passe dans ces quartiers où beaucoup sont effectivement condamnés à rester chez eux. L’édile veut croire que l’arrivée d’un tramway de la RTM (Régie des transports métropolitains) va métamorphoser les quartiers nord, que les règlements de comptes, les agressions et les trafics de drogue et d’armes deviendront de l’histoire ancienne. Une grande utopie.
Il y a de fortes chances que Marseille ne soit pas l’exception qui confirme la règle et que, comme dans les autres grandes villes de France qui ont désenclavé leurs zones sensibles, rien ne change de manière significative. L’exemple le plus ancien en la matière est celui de la couronne parisienne. Le 8 décembre 1977, Valéry Giscard d’Estaing inaugurait le RER, alors appelé métro de l’Île-de-France. Il se réjouissait du gain de temps qu’allait représenter ce nouveau mode de transport pour les habitants de la région : « Vingt millions d’heures de transports en moins, vingt millions d’heures gagnées sur la fatigue, vingt millions d’heures rendues au sommeil, à la vie de famille, à la culture. À partir d’aujourd’hui, Paris et la banlieue courront un peu moins. » Ce jour-là, le président de la République s’est montré très enthousiaste, sans doute trop. À l’usage, le RER s’est avéré moins performant et moins agréable qu’annoncé. Si certaines lignes ou certaines portions de lignes sont plutôt tranquilles, il y en a d’autres où l’ambiance est loin d’être sereine. Le quinzième anniversaire de l’assassinat Anne-Lorraine Schmitt dans une rame du RER D, poignardée de 34 coups de couteau, le rappelle. Pour Julien Noble, co-auteur du livre Les Passagers du RER, ce moyen de transport serait même le plus angoissant de tous : « Le RER occupe la première place du transport le plus anxiogène devant le métro, le train de banlieue, le bus et le tramway. » Les usagers y sont sans cesse sur le qui-vive, à l’affût du moindre mouvement suspect. Ils ont peur. Une étude publiée en 2021 par l’AQST (Autorité de la qualité de service dans les transports) sur le sentiment de sécurité dans les principaux transports en commun en Île-de-France le confirme. 41 % des usagers du RER se sentent toujours en situation d’insécurité. Un chiffre en nette augmentation puisqu’il n’était que de 32 % en 2019 et 31 % en 2017. L’organisme détaille également les raisons de ce sentiment d’insécurité : « Les incivilités, la surveillance, la temporalité, la présence de personnes en situation d’exclusion, de personnes alcoolisées ou droguées, la présence de jeunes, la promiscuité tout comme l’isolement et l’ambiance du voyage sont les principales causes. » Parmi les voyageurs les plus touchés, les femmes. 51 % d’entre elles « ne se sentent pas toujours en sécurité ». Plus particulièrement encore dans les zones sensibles. Passé une certaine heure, le nombre de femmes présentes dans les RER chute. Dans le sens banlieue-Paris, elles représentent 45 % des voyageurs à 14 heures contre moins de 30 % à partir de 21 h 30. Malheureusement pour les usagers, en province ce n’est pas mieux. La directrice du groupe Omnes Éducation à Lyon, Marion Fabre, a même appelé ses élèves à la plus grande prudence : « Évitez de prendre le métro à la station La Guillotière. Rendez-vous plutôt à la station Jean-Macé. Privilégiez la station de tram ou de bus située devant notre école. Faites du co-piétonnage. » Autre exemple, à Toulouse, où les stations Empalot, Reynerie et Mirail ainsi que leurs abords, situés à proximité de cités sensibles, sont régulièrement le théâtre d’agressions et de vols. Globalement, quelle que soit l’agglomération étudiée, les transports en commun sont considérés comme peu sûrs, mais ce sentiment est encore plus partagé lorsqu’ils traversent des zones sensibles. Au point même d’être désertés par les personnes qui se sentent les plus vulnérables. En sera-t-il autrement à Marseille ? Rien n’est moins sûr.
Concernant l’aspect sécuritaire, un autre point est à ne pas négliger. Celui-ci a été mis en lumière le 28 mai dernier à l’occasion de la finale de la Ligue des champions opposant le Real Madrid à Liverpool au Stade de France. À l’occasion de cet événement, des centaines de « supporters britanniques » ont semé le trouble sur le parvis de l’édifice dionysien. Ces Anglais qui étaient finalement majoritairement des voyous de la région Île-de-France, des mineurs et des personnes en situation irrégulière, le plus souvent connus des forces de l’ordre pour des faits de ventes à la sauvette, de vols et de violences. Ces individus, en nombre, ont réussi à créer le chaos autour de l’enceinte sportive. Or, s’ils ont pu être aussi nombreux, à la même heure et au même endroit, c’est bien parce que beaucoup ont pu emprunter les RER B et D. Les transports en commun sont des transports de masse. Ils permettent de déplacer les foules en un temps record. Lorsque les intentions de ceux qui les utilisent ne sont pas bonnes, cela peut rapidement virer au cauchemar. À Marseille, l’arrivée du tramway dans les quartiers nord permettrait de relier des cités comme La Castellane, La Bricarde et La Viste à la gare Saint-Charles ou au stade Vélodrome en effectuant un seul changement à la station Capitaine-Gèze. Une formalité pour ceux qui voudraient suivre l’exemple francilien.
Un quoi qu’il en coûte, qui coûte
Enfin, une dernière question se pose, concernant le coût d’un tel déploiement du réseau. Non pas le coût de réalisation qui sera en grande partie pris en charge par des subventions, mais bien le coût d’exploitation. Une fois que le tramway arrivera jusqu’au nord de la ville, sera-t-il un gouffre financier, à l’équilibre ou bénéficiaire ? Cela sera plus probablement la première option. La faute notamment à la fraude. En effet, dans une étude publiée en décembre 2022, la RTM a observé qu’en 2021, 28 % des usagers de son réseau, soit plus d’une personne sur quatre, avaient circulé sans ticket ou carte d’abonnement. Un pourcentage moyen déjà très important mais qui n’est rien comparé à celui enregistré dans les quartiers nord. Le constat fait en octobre 2022 par la chambre régionale des comptes Provence-Alpes-Côte d’Azur est sans appel : « La fraude dure, avec perte de recettes, se concentre davantage dans le nord. » Les 16e et 14e arrondissements de la ville enregistrent plus de 60 % de fraude quand le 15e en comptabilise plus de 50 %. Dans ces trois arrondissements, il y a donc plus de resquilleurs que de payeurs. Un constat également fait par la RTM qui a récemment identifié les dix lignes regroupant le plus de voyageurs clandestins. Six d’entre elles comptent plus de 10 000 voyages non validés par jour. Il s’agit des bus B2, 31, 32, 38, 70 et 89. Des lignes qui relient toutes soit le centre-ville aux quartiers nord, soit les quartiers nord entre eux. À ces statistiques géographiques, s’ajoutent celles qui concernent le mode de transport. Toujours selon la RTM, la « fraude dure sur le mode Tramway » est au-dessus de la moyenne communale avec un taux de 29,5 %. Il s’agit même du moyen de transport où la resquille a connu la plus importante augmentation depuis début 2020 (+7,5 %). Il faut dire qu’il est particulièrement facile de monter par l’une des nombreuses portes de ces longues rames sans s’acquitter du prix de son trajet et de s’en échapper en cas de contrôle. Ça promet !
Beaucoup diront que le problème n’est pas là et que même si cela doit coûter de l’argent, c’est un devoir de désenclaver les quartiers. Mais, bons sentiments mis à part, le problème est quand même là. Catherine Pila, la présidente de l’opérateur de transports en commun local, estimait qu’en 2021 la fraude représentait « un manque à gagner de 28 millions d’euros ». Une perte financière qui a deux conséquences : l’augmentation du prix du billet et l’annulation ou l’ajournement de certains investissements ou travaux d’amélioration du réseau, notamment sur le plan sécuritaire. In fine, ce sont toujours les mêmes qui payent, au sens propre comme au figuré. Le service proposé aux Marseillais est toujours plus cher, toujours moins performant et toujours moins sûr. La situation n’étant déjà pas fabuleuse, fallait-il réellement ajouter du mal au mal ? Pour des raisons politiques, il semble que oui, même s’il y a fort à parier que tous les décideurs et leurs administrés s’en mordront les doigts.