Jean-Luc Mélenchon ne s’y est pas trompé : Marseille est assurément l’un des meilleurs laboratoires politiques de France. À chaque élection, la ville agit comme un miroir grossissant des dynamiques à l’œuvre dans le pays. Marseille reflète les dégâts causés par les lames de fond que sa rade encaisse avec un temps d’avance. N’en déplaise aux identitaires et aux philistins qui l’assimilent sans bégayer à une ville étrangère : aucune autre grande ville de l’hexagone ne ressemble autant à la France, et pour cause. Nulle part ailleurs, vous ne verrez cohabiter les « gagnants » et les « perdants » de la mondialisation — véritables stars de cette campagne — dans de telles proportions.
Ville de brassage? Non, ville en morceaux
Pour comprendre, regardez Marseille en face, et sectionnez-la en son milieu, en traçant une ligne horizontale imaginaire. Selon que vous placerez votre index au nord ou au sud de cette ligne, le revenu moyen pourra varier du simple au triple. La partie septentrionale de la ville compte en effet parmi les plus pauvres de France. Dans le 3e arrondissement, à quelques pas du Vieux-Port, plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Ces « quartiers nord », si télégéniques, ont vu s’édifier à partir des années 50 une kyrielle de barres HLM sur des terrains que surplombaient de ravissantes bastides, jadis courues par les notables de la ville qui en firent des lieux de villégiature.
Commerces et industrie en déshérence…
Dans cette partie de la cité, subsistent encore quelques pittoresques villages, habités dès les premières vagues d’immigration (notamment italiennes) par les classes les plus modestes. Rien ne semble avoir changé depuis ce temps-là, si ce n’est que les commerçants ont fermé boutique et que l’activité industrielle, naguère énergique et prospère, est en berne. On y trouve, enfin, de larges zones pavillonnaires, convoitées par des classes moyennes prêtes à vivre « au Nord » en l’échange d’un prix au mètre carré inversement proportionnel au taux de délabrement social, en hausse constante.
… dont les quartiers difficiles votent FN
De toutes les grandes villes de France, Marseille est la seule à avoir porté, dans ces quartiers, le Front national en tête au premier tour des législatives. Elle traduit en cela ce clivage supposément nouveau dont parlent nos plus doctes experts. Au Nord, les « perdants de la mondialisation », minés par le chômage et la pauvreté ; acteurs, témoins ou victimes du communautarisme ; vivent au rythme de l’incivilité et des trafics. Si la réalité paraît moins monolithique au Sud, les « gagnants » semblent y couler des jours relativement plus paisibles. Serait-ce là une caricature ? Une façon certes simple de voir les choses, mais pas dénuée de vérité. À Marseille, il n’est pas rare d’entendre un habitant des quartiers Sud dire qu’il n’a jamais mis un pied au Nord. Cet étrier de 250 km2 de superficie (2,5 fois Paris) est très nettement coupé en deux. Naturellement, cela se traduit dans les urnes.
Du dégagisme en marche
Au second tour, le front républicain a pris une forme toute locale. Celle d’un mistral nouveau qui a violemment soufflé sur la ville, balayant les quelques détritus nationaux qui jonchaient le Nord et charriant avec eux certains monuments illustres pourtant solidement implantés. Ce vent particulièrement froid et sec, qui a la réputation d’éclaircir l’horizon, n’est autre que La République en Marche. S’il a fait de nombreux ravages en France, il n’a pas tout emporté à Marseille. Dans la partie la plus centrale de la ville, un robuste esquif de couleur rouge, récemment amarré au Vieux-Port, a tenu bon face aux bourrasques. Cette chaloupe qui détone, qui n’a ni la forme d’un pointu ni celle d’un yacht, était affublée des semaines durant d’une épithète que des linguistes du cru tiennent pour un synonyme de « Marseille » : Insoumise.
Marseillais, va congédier tes maires…
Mélenchon, seul matelot à bord, est un gouailleur nomade parvenu à se faire adopter par une population qui, dans d’autres circonstances, lui aurait peut-être fait payer son accent. Plus au Sud, deux figures de la droite (Guy Teissier et Valérie Boyer), abritées au pied des montagnes, ont également résisté à la faveur de conditions plus clémentes. D’autres personnalités, rivées à la scène politique locale depuis que je suis en âge de compter les clous, n’ont pas eu cette chance. À dire vrai, leur congédiement fut d’autant plus spectaculaire que certains d’entre eux se rêvaient en maire (Dominique Tian – LR, Yves Moraine – LR, Patrick Mennucci – PS).
Délestée d’une partie de l’aréopage que l’on pensait installé pour les 2600 prochaines années, la ville de Jean-Claude Gaudin — plus esseulé que jamais — paraît avoir ingurgité un sacré bol d’air frais. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Si à Marseille, le mistral chasse les nuages, on vous dira qu’il est davantage redouté que la pluie.
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