Marseille est connue pour son soleil et ses calanques, mais aussi pour être la grande ville la plus pauvre de France. Soin, alimentation, logement, insécurité, corruption… les signaux qui révèlent sa tiers-mondisation sont de plus en plus nombreux.
C’est en 1952 qu’Alfred Sauvy, économiste démographe et sociologue français, définit le tiers-monde. Dans un article paru dans L’Observateur et intitulé « Trois mondes, une planète », il écrit au sujet de ce troisième monde : « C’est l’ensemble de ceux que l’on appelle, en style Nations unies, les pays sous-développés » ou encore pays en voie de développement, terme plus flatteur qui met en avant la marge de progression des nations concernées. À cette époque, une ascension de ces pays est imaginable. Ce qui ne l’est pas, c’est le déclin de pays figurant dans le premier monde, celui des capitalistes ou dans le deuxième, celui des socialistes. Et pourtant…
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Dès 2013, l’économiste Bernard Conte met un nom sur un phénomène que tout le monde peut constater, à savoir « le laminage des classes moyennes et la polarisation riches/pauvres de l’ensemble des sociétés ». La « prolétarisation des classes moyennes », leur « déclassement », qui sont le symptôme le plus éclatant de la tiers-mondisation, sont particulièrement flagrants à Marseille, ville où la classe moyenne est majoritaire depuis les années 1950. Dans un ouvrage intitulé Sociologie de Marseille publié aux éditions Repères en 2015, Michel Samson, Michel Peraldi et Claire Duport expliquent comment une des « rares villes françaises qui a un jour tutoyé le monde lorsque, sur près de deux siècles et demi, son port assura des trafics à l’échelle mondiale » s’est appauvrie de manière brutale au milieu du siècle dernier. Pour eux, le déclin de son activité portuaire est à l’origine de sa perte : « L’appareil industriel qui nourrissait la ville et se nourrissait de son commerce au monde a été avalé par la concurrence mondiale. Le port a été démantelé par l’obsolescence du trafic maritime de passagers, la fin de l’empire colonial et les indépendances africaines mettant un dernier éteignoir au rôle mondial de Marseille ».
Ce bouleversement économique a engendré le déclassement des bourgeoisies industrielles et négociantes vers les couches moyennes, rendant celles-ci majoritaires, mais a également plongé ouvriers, dockers et autres professions liées au port dans une grande précarité, qui n’a cessé de croître. La crise industrielle des années 1970, l’arrivée de dizaines de milliers de pieds-noirs sans ressource en 1962 et l’immigration massive venue de pays du tiers-monde n’ont rien arrangé. Pour Michel Samson, aujourd’hui, Marseille « est une ville moyenne, disposant d’un port moyen et ressemblant à la France moyenne à presque tous les points de vue ».
Sauf qu’elle est de moins en moins moyenne et de plus en plus pauvre. De nombreuses données économiques le confirment. Le salaire moyen était de 2 329 euros nets par mois en 2019 à Marseille quand il était de 3 921 euros à Paris, de 2 727 euros à Lyon et de 2 569 euros à Bordeaux. Il était même inférieur au salaire moyen de la France qui s’élevait alors à 2 448 euros. Le taux de chômage local est quant à lui largement au-dessus du seuil national avec 9,6 % de chômeurs marseillais au premier trimestre 2022 contre 7,3 % en France métropolitaine. Le nombre d’allocataires des minima sociaux, lui, est en nette hausse. En 2021, la CAF en comptait 240 596, contre 194 379 dix ans plus tôt. Il s’agit aussi de la ville comptant le plus grand nombre de bénéficiaires du RSA en France (53 118). Et, pour ce qui est des autres aides, aide au logement, allocations familiales et prime de rentrée scolaire, la ville a aussi enregistré une importante augmentation du nombre de ses bénéficiaires au cours des dix dernières années. Signe que la deuxième ville de France s’appauvrit de jour en jour. Et, pour les habitants, cela se voit au quotidien.
On peut l’observer sur le plan de l’alimentation. Oui, une certaine frange de la population a des difficultés à remplir son caddie. À la caisse des supermarchés, il n’est pas rare de voir des personnes laissant une partie de leurs articles sur le bord car ils n’entrent pas dans le budget alloué à la nourriture. Les produits en promotion, à dates de consommation courtes, sont aussi de plus en plus plébiscités. Certains clients savent à quelle heure il faut se rendre dans tel ou tel magasin pour profiter des bons plans. Globalement, les Marseillais font de plus en plus attention à ce qu’ils dépensent. Les queues devant les boucheries et les poissonneries rétrécissent tandis que les hard-discounters comme Lidl ou Leader Price ne désemplissent pas. Mais il y a pire : ceux qui ne peuvent même pas faire un plein de courses dans ces boutiques à bas prix et qui n’ont d’autre solution que de se tourner vers l’aide alimentaire. La Banque alimentaire des Bouches-du-Rhône précise que 120 000 personnes ont été aidées dans le département en 2021 alors qu’elles n’étaient que 80 000 en 2018. Une augmentation de 50 % des plus significatives.
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Les habitants de la deuxième ville de France peinent aussi à se soigner. Ils sont en effet nombreux à renoncer aux soins. Pour ceux qui n’ont pas de mutuelle, ne bénéficient pas de la Sécurité sociale ou n’ont pas de complémentaire santé solidaire (ex-CMU), il est de plus en plus difficile de régler la note d’un médecin généraliste, d’un spécialiste, d’un dentiste ou encore de changer de lunettes lorsque cela est nécessaire. Une étude menée par le DROS (dispositif régional d’observation sociale) de Provence-Alpes-Côte d’Azur et le CCAS (centre communal d’action sociale) de Marseille montre que localement « de nombreuses personnes évoquent un renoncement contraint, essentiellement pour raisons financières ». Dans une ville où 26 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et où les classes moyennes n’arrivent pas à joindre les deux bouts, la santé n’est pas toujours une priorité. Nombre de Marseillais vont « choisir de ne pas accéder aux soins pour pouvoir répondre à des besoins primaires (s’alimenter, se loger, habiller ses enfants, etc.) ou secondaires (entretenir son véhicule, acheter une télévision, se payer des vacances ou une sortie, etc.) ». Malheureusement, les personnes qui ne se soignent pas entrent souvent dans un cercle vicieux car « renoncer à des soins entraîne un risque plus important de dégradation de l’état de santé ». Les pathologies sont susceptibles de s’aggraver et de nécessiter des soins plus onéreux que prévu initialement. Des frais que beaucoup seront encore moins à même de payer. Outre l’aspect financier, un autre critère entre en ligne de compte : l’accès aux soins. Sur son site, Santé publique France explique que « les personnes vivant dans les zones les plus défavorisées ont une moins bonne santé de façon générale ». L’organisme dénonce une inégalité territoriale en matière de santé. À Marseille, c’est particulièrement vrai. L’essentiel de l’offre médicale est implanté dans les quartiers sud, les plus aisés. Au Nord, il est très difficile de trouver un praticien. Les centres médicaux ferment les uns après les autres et l’insécurité qui règne dans certains secteurs n’incite pas les nouveaux médecins à s’y installer. Plus le temps passe et plus la médecine s’éloigne. Plus généralement, tous les services disparaissent petit à petit de ces zones qui tendent à être de moins en moins civilisées, de moins en moins développées, de plus en plus dégradées.
Le pourrissement touche tout ce qu’il y a de plus important dans la vie d’un homme, à commencer par le logement. L’effondrement de plusieurs immeubles de la rue d’Aubagne, le 5 novembre 2018, a permis une certaine prise de conscience concernant l’habitat marseillais. À la suite de ce drame, qui a coûté la vie à huit personnes, un état des lieux global du logement de la deuxième ville de France a été lancé. En quatre ans, plus de 1 500 immeubles ont été jugés dangereux, 800 ont été évacués et fermés et chaque mois, une trentaine de nouveaux bâtiments sont frappés d’arrêtés de péril. Il s’agit le plus souvent d’immeubles anciens dans lesquels aucuns travaux de rénovation n’ont été réalisés depuis des années, voire des décennies, faute de moyens. Bien que cette tendance soit en train de s’inverser, pendant des années, le faible prix de l’immobilier marseillais et des taux d’emprunt très bas rendaient l’achat d’un bien moins onéreux que la location. Beaucoup de Marseillais ont ainsi pu devenir propriétaires, parfois sans imaginer les frais que cela pouvait engendrer (charges, taxe foncière, ravalement de façade…). Les travaux de copropriété font partie de ces dépenses non anticipées et dans beaucoup de cas, elles n’ont pas pu être honorées, entraînant la dégradation de l’habitat. Même chose dans les bâtiments des années 1960 à 1980. Bien qu’ici, il n’y ait pas de risque de mise en péril ou d’effondrement, ces immeubles vieillissent, se dégradent et nécessitent des travaux. Pourtant, ces réparations ne se font pas. Elles sont bloquées par certains propriétaires, pris à la gorge, qui refusent tout frais supplémentaires, non pas par plaisir, mais parce qu’ils ne peuvent faire autrement. Et cela devrait être pire encore dans les mois à venir. L’application de la loi climat et résilience pourrait leur asséner le coup de grâce.
Dans ce cadre, des rénovations importantes doivent être réalisées rapidement. Cela va aller du changement de chaudière à l’isolation par l’extérieur en passant par le remplacement des menuiseries. Pour ces travaux coûteux, les copropriétés n’ont souvent d’autre solution que d’avoir recours à des prêts. Cela ajoutera de l’endettement à l’endettement et fera sombrer les ménages dans des situations plus délicates encore. Pour faire face à cette situation de surendettement, certains n’ont d’autre choix que de louer leur résidence principale en location courte durée dès qu’ils peuvent être hébergés, çà ou là, le temps d’un week-end. AirDNA, une entreprise qui collecte des informations sur les locations de vacances, recensait 9 739 annonces de location courte durée actives à Marseille en août 2022 soit « une hausse de 12 % par rapport à août 2021 ». L’entreprise précise également qu’« à Marseille, 52 % des logements de courte durée actifs sont disponibles entre 1 et 90 jours pendant l’année ; 22 % entre 91 et 180 jours ». Les 26 % restants sont disponibles plus de 181 jours. Même s’il n’existe pas de données précises sur le nombre de résidences principales louées de cette façon, ces statistiques tendent à démontrer que c’est le cas de figure majoritaire, sachant qu’une résidence principale ne peut être louée plus de cent vingt jours par an. Avec un prix moyen de 71 euros la nuit et une durée de location maximale, les propriétaires peuvent générer un bénéfice moyen de 8 520 euros par an, une source de revenus devenue indispensable pour payer charges et taxe foncière.
Et encore, ceux qui ont la possibilité de faire cela sont les plus chanceux. Comme le disait Benoît Payan lors de sa conférence de presse de rentrée du 7 janvier 2022 : « Se loger dignement et à des prix raisonnables est devenu de plus en plus difficile ». Pour beaucoup, se loger à Marseille n’est même plus possible. Les prix montent tandis que l’offre est toujours plus réduite. Conséquence, une frange de la population se tourne vers les villes périphériques. Cette transhumance souvent imputée à la crise du Covid, qui a révélé des envies d’espace et de verdure, est en réalité le résultat de l’appauvrissement des ménages. En trois ans, les habitants de la cité phocéenne ont beaucoup perdu en pouvoir d’achat immobilier. D’une part à cause d’une hausse moyenne de 22,9 % des prix en trois ans et d’autre part parce que les taux d’emprunt n’ont cessé d’augmenter au cours de ces douze derniers mois. Du côté des locations, faute d’être encadrés, les loyers ont également flambé ces dernières années. Dans les deux cas, ce sont donc des mètres carrés qui se sont envolés. Pour les retrouver, direction la sortie. Pour autant, le critère de surface n’est pas le seul à éloigner les Marseillais de la Bonne Mère. Vivre en périphérie, c’est également faire des économies sur le plan de l’alimentation, en cultivant un potager, en ayant des arbres fruitiers ou en cohabitant avec des poules. C’est aussi entrer dans un système de débrouille : se chauffer avec son bois mort, bricoler pour créer ou réparer des meubles, s’entraider entre voisins… Des pratiques quasi impossibles en centre-ville et pourtant devenues presque indispensables.
Si la tiers-mondisation se traduit avant tout par un appauvrissement de la société, elle est aussi nettement identifiable dans le domaine de la politique, notamment lorsque les pouvoirs publics font passer l’intérêt privé avant l’intérêt public. C’est le cas à Marseille et cela se manifeste par des petits arrangements entre amis comme lors de l’installation de Benoît Payan à la tête de la ville. En effet, l’édile actuel n’était pas tête de liste lors des élections municipales de 2020. Ce rôle était occupé par Michèle Rubirola, chef de file du Printemps marseillais, qui a été élue alors que seul un tiers des votants s’était déplacé jusqu’aux urnes et grâce à une alliance avec Samia Ghali (Parti socialiste). Une élection au rabais et sans majorité à laquelle la figure de proue de l’union de la gauche et des écologistes n’a pas fait honneur très longtemps. Le 15 décembre 2020, elle démissionne, après être restée maire seulement cinq mois et onze jours. Benoît Payan, alors premier adjoint, prend sa suite le 21 décembre 2022. Les Marseillais se sentent floués. Ils comprennent que le coup avait été préparé en amont et qu’il n’avait jamais été question que Michèle Rubirola reste au premier plan bien longtemps.
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La tiers-mondisation politique c’est aussi du clientélisme, du copinage, du détournement d’argent public, voire de la corruption, monnaie courante dans la deuxième ville de France comme le souligne l’Agence française anticorruption (AFA). Dans un rapport daté de décembre 2021, elle pointe du doigt des « dysfonctionnements graves susceptibles de constituer des atteintes à la probité au sein des services ». Cette enquête mettait en lumière « la pratique courante des recrutements familiaux », l’absence « de barème de cotation prescrit par la loi Elan » pour l’attribution des logements sociaux, ces attributions se faisant uniquement en présence du maire ou de ces collaborateurs, ou encore l’inexistence de critères formalisés pour le déblocage de subventions pour des associations sportives. Pour être plus clair, chacun fait ce qu’il veut et copine à tout-va. Ce rapport évoquait également des dépenses faramineuses de type « cadeaux divers » ou des paiements d’essence, de stationnement et de péage pour des véhicules personnels, hors du territoire communal et parfois durant des périodes de vacances.
Ces errements se sont produits sous l’ère Gaudin, mais la municipalité de Benoît Payan est loin d’être irréprochable. Dans la construction, par exemple, certains responsables d’opération de la mairie favorisent telles ou telles entreprises, même si elles sont plus chères et moins compétentes que d’autres. Signe que les principes fondamentaux de la commande publique, « égalité de traitement, liberté d’accès et transparence des procédures », ne sont pas respectés. Les entreprises concernées comme le maître d’ouvrage doivent y trouver un intérêt qui va bien au-delà de l’intérêt public et qui est suffisamment important pour que l’honnêteté ne soit plus une valeur primordiale. Un exemple, parmi tant d’autres, qui prouve à quel point le système est gangrené et qui met en évidence le mauvais emploi d’un budget déjà limité. Oui, l’argent public est parfois utilisé de manière étrange, pour ne pas dire honteuse. Au conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur, présidé par Renaud Muselier, c’est aussi le cas. En effet, à la région, il est d’usage de faire livrer un bouquet de fleurs aux élus de la majorité le jour de leur anniversaire. Ils sont donc actuellement 84 à bénéficier de ce petit cadeau payé par le contribuable. Certes, 84 multiplié par un bouquet moyen à 30 euros, cela ne fait jamais que 2 500 euros de dépenses par an, mais il y aurait sans doute mieux à faire avec cette somme. Surtout, cela démontre une nouvelle fois que l’argent public peut être gaspillé sans complexe, du moment que cela fait plaisir à une poignée d’élus. De là à dire que Marseille ressemble à une république bananière, il n’y a qu’un pas. Et les exemples allant dans ce sens seraient encore nombreux : l’insécurité, les trafics d’armes et de drogue, l’absence de justice, l’usage de la loi du talion… Qu’il est loin le passé glorieux de la cité phocéenne. Bien qu’il y ait encore quelques entreprises florissantes comme la CMA CGM pour maintenir la ville à flot, Marseille et les Marseillais sont au plus mal et cette situation a toutes les chances d’empirer dans les mois à venir. Le matraquage de la classe moyenne n’est pas près de s’arrêter. L’augmentation de la taxe foncière de presque 18 % en 2022 en est la première preuve. L’arrivée des premières factures énergétiques de l’hiver devrait être le second coup de massue. Quant à l’impact de l’inflation sur le pouvoir d’achat des ménages, il sera sans aucun doute désastreux. Un certain Charles Aznavour, dont la résidence secondaire était située dans les Bouches-du-Rhône, disait dans sa chanson «Emmenez-moi», sortie en 1967 : « Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil ». Pas sûr que les Marseillais partagent son avis.