Les interviews (presque) imaginaires de Brighelli


Les interviews (presque) imaginaires de Brighelli

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Madame, vous êtes enseignant-chercheur en didactique de la didactique à l’ESPE d’Aix-Marseille, et professeure de Lettres…

Dites de Français, ou mieux, d’Expression et Communication. Les Lettres, c’est ainsi que la culture bourgeoise appelle ces valeurs mortes sur lesquelles elle assoit sa domination en interdisant de fait aux classes populaires, surtout celles issues de la différence, d’accéder au pouvoir. Corneille ou Racine, autant de white dead males. Moi, je travaille sur les productions de mes élèves, qui sont bien vivants, eux ! C’est la source qui doit nourrir le fleuve, n’est-ce pas…

Heu, oui… Vous enseignez au collège Marie-Laurencin, dans le XIVème arrondissement de Marseille, dans ces quartiers Nord qui ont été le théâtre, hier, d’une démonstration de force de groupes armés et cagoulés qui ont échangé des coups de feu.

La Castellane est dans le XVème, vous savez…

Excusez-moi, je suis journaliste, je ne peux pas tout savoir. En tant qu’éducatrice confrontée depuis longtemps à des populations en déshérence, quelle est votre analyse des événements ?

Je ne suis pas éducatrice, mais co-éducatrice : mes élèves et moi co-construisons nos savoirs réciproques. J’ai au moins autant à apprendre d’eux qu’eux de moi.
Qui sont ces jeunes — parce que pour l’essentiel, ce sont des jeunes ? Ce sont nos apprenants, ceux d’aujourd’hui – les fourmis, les guetteurs, ont souvent moins de 15 ans — qui manifestent ainsi leur juste révolte devant les injustices dont ils sont victimes. Et ceux d’hier, victimes de cette injustice répétée qu’est l’exercice d’un Savoir frontal. C’est cela surtout qui détruit le vivre-ensemble.
Le fait même que pour la plupart ils soient trafiquants de drogue devrait alerter les pouvoirs publics — et Mme Vallaud-Belkacem, quelle femme merveilleuse et de gauche ! l’a bien compris en s’adressant à nous, hier soir, au centre social des Musardises, dans le XVème. La drogue est un paradis artificiel dans lequel ils tentent de fuir la réalité — leur réalité. En la vendant, ils diffusent une contre-réalité.

Pouvez-vous être plus explicite ?

Le Premier ministre, il y a quelques jours, a justement parlé d’apartheid. Ces jeunes — et leurs familles —, nous les avons parqués dans des Zones d’Exclusion Programmée. Dans des réserves, loin du centre-ville où s’installent les bourgeois…

Heu… Vous êtes sûre ? Le centre-ville de Marseille est… comment dire…

Juste retour des choses ! Les populations reléguées ont conquis les territoires qu’on leur a toujours refusés.

Ces jeunes, donc…

Nos élèves ! Nos enfants ! Croyez-vous que ce soit de bon cœur que je les vois, depuis des années, soumis aux contraintes de programmes inutilement ambitieux ? Ils ont des compétences que l’on ne sollicite guère. Nous autres, à Education et Devenir, savons depuis longtemps qu’un enseignement curriculaire…

Comme celui qui a fait ses preuves au Québec ?

Exactement ! Il faut solliciter ce qu’il y a de meilleur en eux, leur sens spontané de la langue, tel qu’ils l’expriment dans le rap par exemple. Et cesser de les accabler sous des enseignements disciplinaires d’un autre âge. Nous avons d’ailleurs discuté de tout cela dans un colloque organisé conjointement avec les Cahiers pédagogiques. Quelle merveilleuse journée !
Nous avons d’ailleurs diffusé un communiqué après les représailles exercées sur les journalistes blasphémateurs de Charlie. Nous nous devons « d’analyser sans « passions » le contexte social dans lequel se creusent les inégalités et se manifestent des phénomènes de ségrégation et de relégation sociale, culturelle et territoriale. » Si !

Votre collège, en dispositif Eclair, a bénéficié d’aides substantielles…

Pas assez ! Il est scandaleux que des lycées de centre-ville, sous prétexte qu’ils hébergent les enfants de la bourgeoisie, aient plus de moyens que nous. Scandaleux surtout que l’enseignement par compétences ne soit pas encore généralisé. C’est d’ailleurs moins de moyens que nous avons besoin que d’un changement radical des mentalités.Nous devons travailler en équipes.
Il y a chez certains enseignants des résistances qui tiennent à leur histoire personnelle. Les profs, au fond, sont pour la plupart d’anciens bons élèves, qui inconsciemment se battent pour perpétuer le système qui les a favorisés. Heureusement nous nous efforçons, à l’ESPE, de les recruter désormais parmi les cancres.

C’était votre cas ?

J’étais une élève… très moyenne. De surcroît, quand je me suis convertie à l’Islam lors de mon mariage, j’ai compris en profondeur ce que c’est que d’être humiliée et offensée constamment. La loi de 2004 sur le voile, par exemple, est clairement discriminante. Si ces jeunes filles veulent vivre leur foi, qui sommes-nous pour le leur interdire ?
Je suis d’ailleurs favorable à une répartition claire garçons / filles en classe. Il n’est pas normal que des filles soient exposées aux regards concupiscents des adolescents — non seulement à la piscine, mais dans toutes les activités. Une ville musulmane d’Indonésie vient d’imposer la virginité comme condition préalable pour passer le Bac. C’est une idée à creuser.Il n’est pas normal non plus que des garçons soient susceptibles de fréquenter des filles impures. Les pratiques cultuelles doivent prendre le pas sur les pratiques culturelles. C’est en reconnaissant le droit inaliénable des communautés que nous parviendrons à cette Europe bigarrée que j’appelle de mes vœux. La France doit être une mosaïque bien plus qu’un creuset où l’on voudrait fondre les différences qui nous constituent. La vraie liberté, c’est aussi la liberté de ne plus en avoir. Et la vraie laïcité commence par le respect de la foi.

Excusez-moi, mais la foi a peu de choses à voir avec le trafic de shit à grande échelle…

Le système leur dénie l’entrée dans les voies royales — les grandes écoles, qu’il faudrait d’ailleurs supprimer, ce sont des monuments de discrimination permanente. Interdits d’économie officielle, ils investissent leurs talents dans l’économie souterraine. Le dealer est l’illustration de la justesse des analyses de Pierre Bourdieu. Il est celui qui pouvait, et que l’on a brimé. Alors il s’invente une société-bis, si je puis dire. Un monde parallèle. Mutilé du stylo, il prend le flingue. C’est son droit.

Tout de même, tirer à la kalachnikov sur la police…

Une façon de marquer son territoire ! Pourquoi les forces de l’ordre bourgeois viendraient-elles dans les quartiers que mes élèves, et mes anciens élèves, ont patiemment conquis ? Prétendent-ils nous refaire le coup de la bataille d’Alger ? Ils ont massacré les grands-pères, humilié les pères, ils veulent donc massacrer les fils ? Un peu de repentance, s’il vous plaît !

Que faudrait-il faire pour améliorer la situation ?

De toute évidence, leur laisser gérer la ville. Ils ont bien plus de compétences réelles que les vieillards qui nous gouvernent. Comme on dit ici : des kakous plutôt que des caciques cacochymes ! Quand ils géraient le parking de la porte d’Aix, au moins, on pouvait s’y garer !

Interview réalisée ce jour par un journaliste-stagiaire du Figaro, descendu tout exprès à Marseille, et mise au clair par Jean-Paul Brighelli

Addendum. J’ai pris le collège Marie-Laurencin à cause de ses liens — l’année dernière — avec les inénarrables Cahiers pédagogiques. On me signale que l’administration a si bien souhaité reprendre en main un établissement qui s’en allait tout doucettement à la dérive qu’il y a nommé cette année Mme Lebourch, ancienne proviseur-adjoint du lycée Cézanne — ciel, une femme venant d’un lycée à prépas dans une pépinière de pédagos, ça va faire des étincelles !

*Photo : Pixabay.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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