L’humanité est en train de conquérir Mars. Une avancée scientifique majeure qui pourrait reléguer la planète rouge au statut de simple province de la Terre. Et aussi, malheureusement, mettre fin aux mythes et aux fantasmes qui, depuis des siècles, stimulaient l’imagination et la soif d’aventures intellectuelles.
La conquête de l’espace aurait-elle cessé de passionner les foules ? Les états d’âme de Meghan et Harry auront en tout cas provoqué une onde de choc planétaire nettement plus spectaculaire que l’arrivée du rover Perseverance sur la planète Mars le 18 février 2021. Il est vrai que quiconque observe l’état de la Terre et des rapports humains qu’on y entretient n’a guère envie de s’extasier, comme on le fit au siècle dernier, sur le génie humain capable d’accrocher un jour la conquête de Mars à son tableau de chasse. Ce récent exploit scientifique – car c’en est un – tombe par ailleurs d’autant plus mal qu’un symbolisme millénaire associe à la « planète rouge » guerres, épidémies et ravages divers. Menacés par le dérèglement climatique et la pandémie, apeurés et appauvris, les Terriens ont autre chose à faire que d’espérer des jours meilleurs dans cet hypothétique « ailleurs » : « On se lasse de tout, même de la planète Mars », écrivait en 1900 déjà le médecin psychologue Théodore Flournoy[1] tandis que certains de ses contemporains, tel Camille Flammarion, spéculaient sur de possibles communications télépathiques avec les Martiens[2].
Mars, alter ego de la Terre
Considérant jadis la planète Mars comme une sorte d’alter ego de leur maison mère, les Terriens ne pouvaient lui donner pour habitants que des créatures qui soient leurs complices potentiels ou leurs adversaires. C’était à qui conquerra, civilisera, de gré ou de force, ou exterminera les autres. Civilisés par les conquistadors terriens dans la fiction de Gustave Le Rouge (Le Prisonnier de la planète Mars, 1908) ou bien envahisseurs aux desseins meurtriers dans La Guerre des mondes de Herbert George Wells (1898), les Martiens jouèrent à merveille le rôle qu’on attendait d’eux et qui n’a guère changé depuis le Micromégas de Voltaire (1752) : incarner l’altérité qui devrait permettre aux Terriens les plus sensés de s’interroger sur leur identité toujours relative et d’apprendre à se tolérer les uns les autres au lieu de s’entretuer. Selon qu’ils étaient des êtres encore primitifs, ou les derniers représentants d’une antique civilisation disparue (Alexis Tolstoï, Aélita, 1923), les Martiens confortaient les Terriens dans leur rôle civilisateur ou les confrontaient à la nécessité de se réapproprier le savoir essentiel qu’ils ont perdu. Mais peut-être est-il déjà trop tard et les nouveaux habitants de Mars apparaissent de plus en plus fréquemment dans les fictions comme des fuyards désertant la planète qu’ils ont saccagée (Ray Bradbury, Chroniques martiennes, 1954). Les pionniers hyper spécialisés qui entreprennent la « terraformation » de Mars dans la trilogie de Kim Stanley Robinson[3] tentent au mieux de réaliser de manière rationnelle la société égalitaire que leurs congénères ont échoué à fonder sur Terre. Définitivement anéantis par le rayon laser de la science, les Martiens aux formes improbables et aux yeux couleur d’or vont décidément beaucoup nous manquer !
On sait en effet aujourd’hui que la tête de la fusée « Science » n’atteint Mars qu’en se séparant de la fiction et en larguant un imaginaire devenu incompatible avec ses propres observations. Est-ce une raison pour ne pas regretter le temps où l’imaginaire, inventif et aventureux plus que conquérant, était le fer de lance des grandes explorations ? L’emploi spontané de termes devenus suspects lorsqu’il s’agit de la Terre – exploitation, colonisation – révèle que les prédateurs humains s’apprêtent à renouveler leurs exploits ailleurs, très loin, fût-ce au détriment des Martiens si leur existence était avérée.
Les financiers d’ailleurs déjà s’affairent, pressés d’acquérir des parts du grand marché interplanétaire désormais ouvert. La pureté morale des scientifiques d’aujourd’hui n’arrêtera pas davantage les ardeurs spéculatives et guerrières qu’elle n’a pu s’opposer hier aux applications dévastatrices de la fission de l’atome.
Mars, reflet de notre futur
Mais avant de devenir la base stratégique à partir de laquelle les nouveaux maîtres du monde pourraient contrôler la Terre, ou l’Eden où de rares privilégiés pourraient un jour trouver refuge, Mars est le miroir dans lequel les Terriens sont invités à contempler ce qui les attend collectivement, à très long terme évidemment. Désertique et inhabitée, glaciale et inhospitalière, la planète Mars semble avoir devancé par son refroidissement le dépérissement prévisible de la Terre, aggravant ainsi l’angoisse des humains de se savoir seuls dans le système solaire et d’être, en dépit des quelques sauts de puce effectués dans l’espace, assignés à résidence sur une planète en voie de perdition. La curiosité intellectuelle mise à part, on se demande même quelle motivation masochiste pousse les hommes à s’en aller si loin chercher les traces éventuelles d’une vie microscopique aujourd’hui disparue, si tant est qu’elle fût. La fiction était plus stimulante quand elle dotait la planète rouge des vertiges d’une antique civilisation déchue. Du moins cette vision mélancolique, cette poétique des ruines à l’échelle cosmique pouvait-elle redonner aux Terriens l’envie de préserver à tout prix leur culture !
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Si le désir de s’arracher à la pesanteur terrestre est très ancien, les réponses apportées par les avancées scientifiques ne font que repousser les murs de la prison cosmique dont le démantèlement requiert d’autres moyens. Le prophète Élie emporté au ciel sur un char de feu, Mithra rejoignant le Soleil dans sa course autour de la Terre ne préfigurent pas la conquête de l’espace ; pas plus que Giordano Bruno se libérant en pensée de l’attraction terrestre et s’en allant à la recherche d’un lien perdu avec l’univers (De l’infini, de l’univers et des mondes, 1584). La science-fiction en a parfois dit à ce sujet plus long que la conquête spatiale, antichambre du tourisme du même nom. L’astrophysique en révèle encore davantage, et qui veut quitter mentalement le système solaire devrait apprendre à en déchiffrer les arcanes afin que « le silence éternel de ces espaces infinis » lui paraisse moins effrayant qu’il le fut pour Pascal.
[1]. Auteur de Des Indes à la planète Mars (1900).
[2]. Ami de Zola et de Nadar, Camille Flammarion (1842-1925) est l’auteur (entre autres essais) de La Pluralité des mondes habités (1862), La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité (1892).
[3]. Mars la rouge (1992), Mars la verte (1993), Mars la bleue (1996).
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