Il y a avantage à causer avec un homme d’esprit : si ma mémoire est bonne, c’est à peu près en ces termes que Smerdiakov, dans Les Frères Karamazov, répond à Ivan, juste avant d’accomplir une sale, sale besogne : tuer cet affreux père Karamazov, dont l’assassin semble être aussi un fils, illégitime. Il y a avantage à causer avec un homme d’esprit : Dostoïevski, le Grand subtil, ne dit jamais, notez-le, que Smerdiakov est le criminel d’un père dont tous les enfants pourraient souhaiter la mort. Il le suggère, par cette petite phrase. C’est Ivan qui, à demi-mots, commandite le crime et Smerdiakov qui se charge de l’exécuter, fasciné qu’il est par un frère affichant l’aura de l’Idée.
Ce que Dostoïevski veut, entre autre, nous signifier, c’est que les passions les plus fortes sont celles de l’intellect, de l’Idée fixe. Ivan s’est engouffré dans sa théorie pré-révolutionnaire, il a quitté le terrain du réel et annonce à qui veut l’entendre que désormais, si on le veut bien, tout est permis. Près d’un demi-siècle plus tard, Georg Orwell reprendra à son compte le message dostoïevskien et soutiendra également que les régimes totalitaires sont les conséquences de psychoses intellectuelles et les dictateurs, des théoriciens.
Je vois d’ici la tête du lecteur : ai-je bien lu le titre ou le sous-titre de cet article ? Suis-je bien en train de lire une réponse, amicale, à un précédent article de Jérôme Leroy, consacré à une banale affaire de « trafic de toponymie », dans la bonne ville de Montreuil sous bois ? C’est sûr, Causeur a dû se tromper : confusion, aléa du copier-coller, enfin, je ne sais quoi…
Lecteur, rassure-toi, mon propos, j’y viens, j’y viens. « Dieu écrit droit par des lignes courbes », tu sais bien, toi qui comme Badiou a lu Claudel et l’épigraphe choisie par le poète pour habiller son Soulier de satin.
Il y a avantage à causer avec un homme d’esprit, donc. Dans cette histoire de Montreuil, il n’y a pas mort d’homme – à part le pauvre Frachon, ma foi : il y a peut-être simplement, tout d’abord, que notre ami Jérôme Leroy, s’est glissé, – qu’il me pardonne, – dans la peau d’un Smerdiakov, écoutant le commanditaire d’une fausse information dont par la plume il s’est fait l’exécuteur. Quel homme d’esprit – quel communiste, de Montreuil ou d’ailleurs ? – a-t-il écouté, qui lui a glissé à l’oreille, sournoisement, qu’il pouvait y aller ? Va, cours, vole, à la défense de la mémoire prolétaire, bafouée à Montreuil ! Mais parfois, on le sait aussi, l’homme d’esprit on se le façonne, pour soi seul.
Le premier hic, donc, c’est que le plaisant commanditaire, s’il existe et si j’ose ainsi parler, a pris un malin plaisir à ce que Leroy soit la main littéraire d’une rumeur, infondée : non, non, il n’est pas vrai, camarade Jérôme, que le Maire de Montreuil, Dominique Voynet, ait pris la décision de rayer de la liste des noms de rues et places, le nom de Benoît Frachon. La place en question, cela fait des années qu’elle n’existe plus, enterrée, par les pelleteuses de l’ancien maire, dans un trou béant, qu’on peut venir voir.
Non, et non, il n’est pas vrai non plus que le supposé perfide maire montreuillois ait décidé d’ « amputer la mémoire ouvrière à coups de hachoir » : non seulement il y aura quoi qu’il arrive, une place Frachon à Montreuil, mais, comble de bonne volonté, l’équipe municipale est en voie de transformer l’actuel musée d’Histoire vivante de cette bonne ville en une « Cité nationale du mouvement ouvrier ». Avouer que comme amputation, on a fait mieux, – ou pire, c’est à voir !
Mais je me rends compte, soudain, que beaucoup de nos lecteurs ne sont sans doute pas montreuillois, contrairement à moi, qui fréquente ses sous-bois depuis une quinzaine d’années. À défaut d’un dessin, je m’en vais donc leur faire une petite visite touristique des lieux du trafic patronymique supposé, du carnage local, avec pour objectif d’expliquer à nos causeurs comment on en est arrivé à cette rumeur d’une profanation fâcheuse. Suivez le guide.
L’actuelle place Frachon, celle donc qui – ô horreur – va être rebaptisée, le nom de Frachon s’en trouvant alors fâcheusement déplacé, je vous demande de l’imaginer, voyageurs de la Toile, fait partie d’une vaste esplanade, située face à la mairie des lieux. Vaste esplanade disais-je, divisée en trois places édifiantes. De l’une d’elles, ceux qui ont suivi connaissent déjà le nom ; quant aux deux autres places, elles ont pour noms jolis et bien réglementaires Jaurès et Guernica.
Mais, – Lénine m’empale ! – pourquoi diable ce projet soudain de débaptiser à tour de bras ? Il n’est pas bien, Frachon, à sa place ? Ce qu’il me faut ajouter, pour compléter le tableau, c’est que ce vaste ensemble municipal est au cœur d’un projet de rénovation urbaine, entamé, pour ceux qui s’en souviennent, par l’ancien édile des lieux, Jean-Pierre Brard. Le nom de ce projet, du temps de notre communiste élu, qui n’était pas gris, je le concède, qui arborait même souvent des costumes jaunes, un peu ridicules ? Cœur de ville, justement. Cœur de ville, c’est joli, n’est-ce pas ? Autant dire que les élus communistes n’ont pas attendu Voynet pour faire dans la Novlangue consensuelle, le moderne lissage. Cœur de ville, répétez après moi, la bouche en cul de poule, mais fleurie. Au lieu de cela, Dominique Voynet et son équipe, préfèrent revenir en arrière et parler, pour nommer cette place rouge centrale, ce trou encore béant, de …centre-ville. C’est d’un banal…
Je résume, pour ceux qui n’écoutent pas. Loin de « se faire l’allié objectif de la droite libérale », l’équipe Voynet, si je compte bien : 1. conservera, pour une de ses places, le nom de Frachon ; 2. transformera un vieillot musée à l’agonie en « Cité nationale du mouvement ouvrier » ; 3. conservera encore, pour deux des places situées en « cœur de ville » des patronymes fleurant bon le communisme conforme. Quant à la troisième place, il n’est pas certain du tout, contrairement à ce que prétend le camarade Leroy, qu’elle soit rebaptisée place Aimé Césaire. Dans l’entourage du maire, on me souffle que le nom du poète martiniquais circule, parmi d’autres, et de ce remue-méninges, rien encore n’est encore définitivement sorti.
A ce propos, si je voulais faire le malin – ce dont Staline ou ses suppôts me gardent – et puisque rien n’est définitif, chère Dominique, je te soufflerais volontiers quelques noms, pour renommer l’actuel trou à pelleteuse qui portait jadis le nom de Benoît Frachon. Et ils ne seraient pas consensuels, ceux-là, crois-moi. Tiens, tu pourrais par exemple, ce fichu terre-plein central, le nommer… Mais mon épouse me chatouille et me supplie déjà, s’il te pôlait, dit-elle, en imitant la mère Deume, arrête, arrête, mon chéri, tu te fais du mal, et tu vas encore passer pour un vieux réac !
Je passe donc, par amour pour ma moitié. Mais je n’en pense pas moins. Et qu’on se le dise, s’il ne tenait qu’à moi, on sabrerait dans l’annuaire municipal ; pire, on nettoierait ce prolétairement correct, obligatoire, dans toutes les villes de la petite couronne parisienne : prolétairement correct qui fait que, si de ces villes on consulte simplement la liste des rues, on éprouve la sensation inquiétante de lire dix fois le même annuaire municipal, résultat de la folie mégalomane d’un totalitaire magna : Jaurès, Gambetta, Frachon, j’en passe : qu’on soit à Pantin, Saint-Denis, Montreuil, toujours les mêmes rues, les mêmes places ! Et pour les noms cités, encore ça va ; mais nos causeurs savent bien que, dans chacune des villes nommées, on trouve par exemple une avenue, que sais-je, un boulevard Lénine. Tiens, tout près de chez moi, Vladimir Ilitch a droit à un square. Si encore, il s’agissait d’une impasse… Passons.
Je sais bien, je m’égare, comme vous vous égarâtes, camarade Jérôme, et fûtes mal inspiré, dans votre article récent, en laissant entendre, encore, que Dominique Voynet choisit Montreuil par stratégie politique. Apprenez qu’elle s’est installée dans notre bonne ville il y a de cela quelques années déjà, quatre ou cinq ans au moins, avant de présenter sa candidature. Or, vous laissez entendre qu’elle fut comme parachutée, selon l’expression consacrée. Autre chose encore : j’en ai un peu ras la casquette, et j’en perds alors ma langue, je dois dire, qu’on moque les bobos, à Montreuil ou ailleurs. De ces bobos, je ne crois pas faire partie ; mais si par bobos, au sens large, on désigne tous ces couples, toutes ces familles qui, bien qu’ayant les moyens de s’installer ailleurs, ont néanmoins choisi de vivre à Montreuil, pour vivre dans une ville où règne un minimum de mixité sociale, – c’est comme ça qu’on dit ? -, alors, je veux bien passer pour un bobo. Car, que voudrait-on, enfin, que Montreuil, et toutes les cités modestes de la petite couronne ne soient habitées que par des familles à faible revenu social ? Voudrait-on qu’elles soient réservées à des Français pour qui le vote communiste serait obligatoire ? Ce qu’on voudrait donc, et pour aller vite, c’est que les pauvres vivent avec les pauvres, et les riches, avec les riches ? Dois-je déménager, cher Jérôme, à Vincennes, la voisine, la mignonne ? Par pitié, que ceux qui vivent bien à l’abri dans une résidence cossue, située dans leur ville jolie, ne viennent pas, en plus, nous faire la leçon, à nous qui avons choisi de vivre – ô disgrâce ! – et qui nous en portons bien, ma foi, dans des communes modestes, à côté des chômeurs, des pauvres, – pardon, des personnes à revenus réduits, doux euphémisme, lissage joli -, des étrangers, que sais-je, des…communistes !
Et puis, je termine : n’y a-t-il pas quelque chose de cocasse, cher Jérôme, à venir reprocher à des élus verts de débaptiser des noms de places, quand on sait que cette auguste tradition, nous la devons principalement à des communistes, justement ? Falsifier le passé, ils s’y connaissent, non ? Et si on les laissait faire, ils continueraient, eux, bien moins timides que nos élus verts, à débaptiser et rebaptiser à tour de bras, toutes les rues, les places, les villes même, qui évoquent par exemple, le nom de saints ?
Mais, camarade Jérôme, que dites-vous encore ? Que « les Verts qui se veulent la gauche ouverte et moderne de demain ont décidé d’en finir avec un mauvais rêve qui est celui de l’hypothèse communiste et de sa mémoire. Ils mettront, à les détruire, autant d’acharnement que la droite la plus libérale. » Rassurez-vous, l’hypothèse communiste, la grande Histoire s’est chargée elle-même de lui faire un sort ; et pour ce qui est de se détruire, les communistes s’en chargent bien tout seuls, comme des grands : c’est pas joli joli, d’accuser les Verts, ma foi. Voyez-vous, camarade, moi je crois plutôt, comme Gatignon, le maire communiste de Sevran, que « depuis trente ans, la direction du PCF a mis tous ses dissidents dans un ghetto intellectuel et l’extrême gauche s’est enfermée dans la pureté révolutionnaire ». Et d’ajouter : « Nous n’avons jamais travaillé sur ce qu’a représenté pour nous l’écroulement du monde soviétique »[1. « Le maire communiste de Sevran sous la bannière d’Europe Ecologie », Le Monde, 09/11/2009]. Voilà, pas besoin de verts boucs émissaires, c’est par là qu’il faut chercher des raisons à la déroute électorale. Du côté de la psychose intellectuelle, dirait Orwell.
Mais je vous vois sourire, cher Jérôme, avouez-le. Preuve que j’ai vu un peu juste. Preuve, s’il en fallait une, qu’il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit, va.
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