Jusqu’au 18 février, le musée du Louvre consacre une exposition entière à l’exceptionnelle collection du marquis de Campana (1808-1880). Avant sa disgrâce finale, le directeur du mont-de-piété romain a détourné d’innombrables chefs-d’œuvres de l’art italien, de l’Antiquité au XIXe siècle. Pas pour accumuler. Pour honorer et transmettre l’art immortel de son pays.
Le musée du Louvre et le musée de l’Ermitage se sont associés pour produire l’une des plus complètes expositions jamais consacrées à l’histoire de l’art en Italie, de l’Antiquité au XIXe siècle. C’est aussi l’histoire d’un homme…
« Il vient de se passer à Rome un fait qui a produit une grande impression sur le public. » Qu’est-ce donc qui parut assez important à l’ambassadeur de France alors en poste, le duc Agénor de Gramont, pour qu’il s’en ouvrît sans tarder au ministre des Affaires étrangères, le comte Alexandre Colonna Walewski, par un courrier en date du 1er décembre 1857 ? Annonçait-il un complot contre la papauté, une émeute, un crime politique ? C’était tout autre chose : « Le directeur du mont-de-piété a été arrêté hier et conduit à la prison de St-Michel. » !
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Considérant, d’une part, l’influence et le prestige du personnage qu’on venait de mettre sous les verrous et, d’autre part, la désolation suscitée par la nouvelle dans toutes les couches de la population romaine, le diplomate fut fort avisé d’avertir son supérieur. Car tout se mêlait dans cet événement, en apparence anodin et d’intérêt local : l’amour immodéré d’un homme pour les choses de l’art et du grand artisanat, la démonstration éclatante de la sûreté de son goût dans ces matières, augmentée de son patriotisme, la volonté de réunir les preuves les plus anciennes de la prééminence de l’Italie dans tous les arts majeurs. On parlait de faillite, de détournement… Quelque chose d’énorme, de compliqué, se formait rapidement derrière le branle des autorités politiques, c’est à dire le pape Pie IX à cette époque, qui avaient ordonné l’arrestation : la chute d’un banquier considérable, la déchéance d’un esthète qui avait été seigneur dans son domaine, l’accumulation de chefs-d’œuvre dans un esprit de collection inspiré, mais aussi des filouteries et des dissimulations crapuleuses, bref, un scandale d’État, mais encore un jugement sans nuance et une rédemption que rendrait possibles le temps. À la fin, la France, sous Napoléon III, et la Russie, sous Alexandre II, enrichiraient leurs réserves de pièces majeures en provenance du mont-de-piété romain.
Mais il est temps de présenter le marquis Campana.
Sainte famille
Giampietro Campana est né en 1808 à Rome, où il mourra en 1880. Dans sa famille, le mont-de-piété est presque reçu en héritage. Son grand-père, Gian Pietro (1727-1793), en a été le surintendant aux écritures. Son travail et son zèle lui ont valu la confiance, ainsi que d’aimables et fructueux témoignages de reconnaissance pour ses « bons offices », de Pie VI. L’aïeul put ainsi se porter acquéreur de bijoux, de meubles, de tableaux et de sculptures (ou se les vit offrir) : le début d’une collection. Le père de notre marquis, Prospero (1761-1815) fut à son tour nommé à la direction de l’établissement. Puis Giampietro – le Campana par qui le scandale devait arriver –, suivant la volonté du pontife, en fut nommé directeur général ; il démontra rapidement dans cette charge des qualités remarquables, qui lui permirent de résorber la dette importante accumulée par le mont-de-piété, lequel finançait « toutes les classes sociales et toutes les entreprises industrielles et commerciales de la vie romaine. »
En quelques années, Giampietro Campana se forge une flatteuse réputation de gestionnaire. Mais la banque n’est que le moyen de satisfaire sa passion pour l’art. Les acquisitions du marquis Campana di Cavelli (il aurait pris ce titre après 1845) sont conséquentes, plus de 15 000, et conduites plutôt dans le désordre, mais avec un souci culturel majeur : remonter aux origines de l’art italien, en retrouver toutes les métamorphoses, démontrer la très ancienne aptitude des habitants de ce pays à créer des formes neuves et belles. L’Italie n’a pas encore achevé son unité, mais, réveillée par le Risorgimento, elle se lance passionnément dans cette entreprise. L’exposition balaye, avec plus de 500 œuvres, cette glorieuse épopée du beau : le sarcophage des époux (520-510 av. J.-C.) rappelle le raffinement de la civilisation étrusque ; un doigt en alliage cuivreux long de 38 cm, dont on sait maintenant qu’il appartenait à la main d’une statue colossale de l’empereur Constantin ; des majoliques (faïences) rares ; des bas-reliefs en marbre ; des vases ; des tableaux, dont Les Hommes illustres, galerie de portraits par Just de Gand et Pedro Berruguete, La Bataille de San Romano de Paolo Uccello, pièce maîtresse de la collection… On ne sait plus où donner des yeux.
Le marquis magnifique
Campana, très tôt, entreprend des fouilles archéologiques. Ses découvertes lui valent une réputation solide dans les milieux scientifiques. On vient même des États-Unis pour admirer les pièces du « musée » Campana, entreposées non seulement au mont-de-piété, dans des annexes, mais encore dans sa somptueuse villa du Latran, et dans sa demeure, tout aussi somptueuse, de Frascati.
Il achète, il échange, il chasse les antiquités. Il peut compter sur l’aide des collectionneurs, des marchands et des ouvriers qui viennent à tout moment lui remettre une monnaie, un buste, une terre cuite. Avec sa femme, ils forment un couple de philanthropes très estimé du peuple souvent misérable. Admiré par l’Europe mondaine et savante, le personnage de Campana est profondément inscrit dans la réalité sociale et culturelle de son époque.
La mélancolie du collectionneur
« Aucun des musées privés du XIXe siècle n’a compris autant de séries diverses et n’a renfermé autant d’objets précieux de tout genre que celui du marquis Campana à Rome. » (Salomon Reinach) Le mystère Campana, c’est ce désir d’accumulation frénétique, et un masque d’impassibilité qui dissimule une manière de mélancolie.
Ces traits ne se retrouvent-ils pas, accentués ou atténués, chez nombre de collectionneurs réels ou de fiction ? Voici Jean des Esseintes, sulfureux personnage du roman À rebours, de Joris-Karl Huysmans. Ce dandy crépusculaire est certes fort éloigné par les mœurs, les habitudes, le comportement, du banquier romain, affable, d’une sociabilité exquise, attentif à la rumeur du monde. Décadent exemplaire, des Esseintes discerne partout le déclin et la laideur « naturelle ». Il se place hors de l’Histoire, domaine des « sacripants » et autres « imbéciles », pour mieux gouverner un continent de collections souvent abstraites (des sons, des fragrances, des représentations). Chez lui, la mélancolie, la nostalgie, même fabriquée, d’une société idéale font apparaître une inquiétante personnalité, une singularité morbide. Rien de semblable chez Campana. Cependant, écrivant à Gabriele Pasquale en 1842, il fait la confidence suivante : « Quant à moi, dans l’injuste misère qui est celle de notre patrie, je n’ai d’autre issue, d’autre réconfort, que de tourner mes pensées vers ses gloires d’antan, […] ses majestueux monuments et vestiges, témoins de notre illustre passé qui soulignent plus clairement notre honte présente. Je cherche donc dans ce qui a été, la compensation à ce qui n’est pas aujourd’hui […] les nobles entreprises des Italiens, des Étrusques et des Romains de jadis comblent dans mon esprit le vide du siècle dans lequel j’ai été appelé à vivre […]. »
L’enchaînement des faits
Combler le vide laissé par des civilisations prestigieuses et idéalisées ! Le marquis se condamne à augmenter sans cesse le volume de ses achats, car il n’y a pas de fin à une telle entreprise. À la veille de la catastrophe, qu’il pressent et qu’il tente de retarder ou d’empêcher en imaginant de vendre ses plus belles pièces, il supervise un chantier de fouilles ! Campana est entraîné par un mouvement de l’esprit définitivement étranger à la ruse mauvaise, à la simple concupiscence, c’est-à-dire au désir de posséder des biens matériels et d’en jouir. Il n’est pas un banal escroc assujetti à une passion triste, c’est un homme d’une vaste envergure intellectuelle, saisi par l’enchaînement systématique des faits que provoque son entreprise démesurée. S’il éprouve un plaisir toujours renouvelé, et peut-être toujours semblable, dans la contemplation d’un buste fraîchement arraché à la terre, ou dans la manipulation précautionneuse d’un vase corinthien, s’il a décoré, meublé les vestibules et les murs de ses thébaïdes avec des peintures du Quattrocento, des terres cuites du XVIe siècle, des majoliques et des statues, son ambition ne se résume pas à une féerie « transitionnelle », à un divertissement supérieur de fétichiste des Beaux-Arts. Comme l’observe Susanna Sarti dans le catalogue de l’exposition, « montrer l’histoire d’une Italie qui n’existait pas encore […] telle fut peut-être [sa] contribution à la lutte politique que nombre de ses amis avaient payée de leur exil : son musée était le miroir de ses pensées ».
Alors le scandale éclate. Stupeur et tout le tremblement !
En France, l’affaire devient vite publique. Ainsi peut-on lire ce compte rendu dans le Journal des débats du 8 décembre 1857 : « Dans la nuit du 28 novembre, l’autorité a fait arrêter dans son palais une personne qu’entourait l’éclat d’une grande situation et à laquelle quelques travaux d’archéologie et surtout la beauté et la richesse de ses collections de vases étrusques, de bijoux antiques, de toutes sortes d’objets d’art précieux avaient donné une sorte de célébrité, […] M. le marquis Campana, directeur général du mont-de-piété. À Rome, cet établissement n’est pas destiné seulement à soulager les pauvres par des prêts sur gages ; il est aussi une espèce de banque de dépôts fort accréditée. »
À Rome, le procureur général du fisc et de la Révérende chambre apostolique a agi sur ordre du ministre des Finances, Mgr Giuseppe Ferrari. On a consigné les troupes dans les casernes, car « Campana et la marquise étaient si populaires à Rome que le gouvernement pontifical craignit une émeute » (Reinach).
L’entourage du pape Pie IX connaissait depuis quelque temps déjà la dangereuse situation financière du « Saint-Mont ». Les caisses étaient vides, mais les tiroirs pleins d’hypothèques ! Leur montant qui, selon une première évaluation, atteignait 578 259 écus (44 millions d’euros), fut ensuite réévalué à 900 000 écus. Le directeur s’accordait des prêts afin de rembourser des achats, et mettait en gage des pièces de la collection qu’il ne cessait d’alimenter. Par surcroît, nombre des œuvres se trouvaient dans ses différentes propriétés, créant la confusion entre ses biens propres et ceux du mont-de-piété.
L’honneur retrouvé
Le 5 juillet 1858, l’accusé fut condamné à vingt ans de prison pour vol qualifié avec abus de pouvoir. C’était excessif et injuste. Il y avait eu malversations, en effet, enrichissement, forgeries assurément ; en contrepartie, le mont-de-piété possédait un trésor inestimable. Alors qu’il était prisonnier au fort de Ham, après l’échec de son coup de force contre la caserne de Boulogne-sur-Mer en 1840, Louis-Napoléon avait trouvé une aide matérielle et financière précieuse auprès de Mrs Crawford, une Anglaise dont la fille avait épousé le marquis Campana. Il est fort probable qu’elle sut convaincre Louis, devenu empereur, d’intervenir auprès du pape pour éviter les galères à son gendre. En 1859, sa peine fut commuée en un bannissement à perpétuité, mais l’infortuné marquis fut banni de l’État pontifical et la totalité de ses biens confisquée au profit de ce même État, en remboursement de la dette de 900 000 écus. C’était la ruine.
On doit à Salomon Reinach (1858-1932) une étude en tout point remarquable de cette affaire, d’abord publiée dans La Revue archéologique, puis éditée sous le titre Esquisse d’une histoire de la collection Campana, chez Ernest Leroux, en 1905.
En 1861, une très large part de la collection Campana fut vendue à la Russie pour 125 000 écus, et à la France pour 812 000 écus libres des droits de douane. Près de 12 000 pièces et 650 tableaux rejoignirent l’éphémère Palais de l’industrie et des Beaux-Arts, à Paris, et, finalement, le Louvre. Jugeant, à raison, que la valeur totale de ses biens excédait l’addition des deux ventes, le marquis attaqua en justice. Action interrompue par sa mort brutale, en 1880, dans le petit appartement qu’il occupait, « dans une condition voisine du dénuement », à Rome – devenue la capitale du royaume d’Italie après sa conquête par les troupes piémontaises, le pape trouvant refuge au palais du Vatican.
La malheureuse aventure du marquis révèle un paradoxe cruel. S’il puise sans vergogne dans les ressources de la banque qu’il dirige, il la dote d’un trésor fabuleux, dont la valeur est confirmée par l’intérêt, l’admiration et la convoitise universels. On songera au destin de Nicolas Fouquet, dont la réputation était si belle et le château de Vaux-le-Vicomte si splendide, que le roi de France, offusqué, voulut sa perte. Le marquis Campana n’aura lésé personne et moins encore l’Italie. L’exposition du Louvre lui rend un hommage mérité ainsi que son honneur.
Exposition « Un rêve d’Italie : la collection du marquis Campana », musée du Louvre, hall Napoléon, du 7 novembre 2018 au 18 février 2019. Tous les jours, sauf le mardi, de 9 h à 18 h, nocturnes les mercredi et vendredi jusqu’à 21 h 45.