Jünger dit du temps matérialisé par les sabliers qu’il « s’enrichit dans les profondeurs ». On en pourrait dire autant de l’intelligence en une époque posthume, la nôtre, où l’on doit se faire fossoyeur afin de trouver un peu de pensée vivante. C’est le cas avec Marlène Zarader. Très rares sont les âmes résistantes, qui persistent à briller lorsque l’ambiance intellectuelle se complait dans le tamisé. Il convient donc de lui être reconnaissant d’honorer en chacun de ses ouvrages cette pensée méditante dont Heidegger écrit qu’elle se lance, inlassablement, « à la poursuite du sens qui domine dans tout ce qui est ». Consciente qu’une telle pensée, toujours selon les mots de Heidegger, nous incite à ne pas nous lancer « sur une voie unique dans une seule direction », Marlène Zarader construit avec un raffinement exemplaire son œuvre singulière, qui ne s’interdit nul domaine et resplendit hors des territoires cloutés où s’ébat, consanguin entre trois miradors et deux barbelés, le très-barbare monde universitaire. Mais qui peut encore s’en rendre compte, car qui sait qu’outre ses trois ouvrages remarquables consacrés à Heidegger, elle est également l’auteur d’un texte, « à partir de Maurice Blanchot », qui tente de méditer sur le rapport de la pensée et de l’abime, et dont elle prolonge la belle réflexion dans La Patience de Némésis ? Au son d’un unique cordeau, tous préfèrent aujourd’hui le cri du cor mordant, le soir, au-dessus des conques.
Marlène Zarader, pourtant, persiste et signe aujourd’hui son sixième ouvrage : Lequel suis-je ? – Variations sur l’identité. Tressant sa réflexion autour, entre autres, de Cortázar, de Borges, de Dostoïevski, de Stevenson et de Hitchcock, l’auteur tente de saisir les contours de l’originelle scission qu’elle décèle au cœur de toute identité et dont l’idem latin (« le même ») nous peut déjà donner l’entente, puisque tout « même» implique une certaine forme de dualité. L’identité véritable est mouvement d’opposition à soi-même, nous dit Hegel. Toute l’originalité Marlène Zarader consiste à retrouver dans cette division la trace d’Éros et de Thanatos, pulsion de vie et pulsion de mort, en un sens cependant tout autre que freudien. Les topiques du médecin viennois, quoique mentionnés, ne sont nullement ici convoqués, et Marlène Zarader préfère voir dans l’agonie perpétuelle de ces deux puissances la trame tacite de toute existence humaine et pas seulement de toute vie psychique.
Le conflit n’est plus celui de deux pulsions, mais devient bel et bien un « existential », terme utilisé par l’auteur elle-même. « Il existe, écrit cette dernière, un partage primordial auquel nul d’entre nous n’échappe, parce qu’il caractérise notre être même, en tant que celui-ci « a à être » : il se joue entre ce qui nous tourne vers la vie et ce qui nous en détourne et aspire à la mort ».
Par-delà cette évidente scission, il s’agit donc de méditer la lutte autour de laquelle toute identité se structure en tant qu’identité. Au lointain de cette belle étude, tel un guide inconscient, semble se tenir le devin Tirésias d’Œdipe Roi, qui lance au souverain : « Je sais que tu parles contre toi-même ». Pour Marlène Zarader, toute identité parle contre soi-même, et c’est pourquoi les identités déchirées sont les plus intéressantes car les plus révélatrices de toutes les autres. Le problème abordé n’est alors pas à proprement parler celui de l’existence du moi, « il est bien plutôt, écrit l’auteur, celui de son unicité ». Littéralement donc est ici en question ce qui constitue la personne non point seulement comme une, mais plus encore comme unique.
Ainsi pourra-t-on mesurer l’intensité du « silence de tous les diables » (Claudel) qui sans nul doute se fera autour de ce livre, puisque les maîtres-nageurs en flaques d’eau se noieront bien vite en sa profondeur, – dont les présentes lignes, trop brèves, n’entendaient certes pas livrer un exhaustif aperçu mais uniquement donner à quelques-uns de ces taiseux démons l’occasion de continuer à ne rien entendre à rien, en toute mauvaise conscience.
Était seulement ici nécessaire de constater que, solitaire et sereine parmi les sirènes assourdissantes du temps, Marlène Zarader écoute et, dans ses livres, répond.
Lequel suis-je ? Variations sur l’identité, Marlène Zarader, Les Belles Lettres, 2015.
*Photo : Linzl.
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