À tout moment, l’homme pense que l’heure est grave, mais quand pour lui l’heure la plus grave est arrivée, tombant dans l’ultime chausse-trappe que la vie lui tend, il n’est plus là pour s’en apercevoir. Si j’ouvre mon texte par cette maxime de sagesse élémentaire – certains diront « primaire » –, c’est que j’ai vu, lu, entendu les inquiétudes que suscite parmi les esprits d’élite l’arrivée de Marlène Schiappa au secrétariat d’État en charge de l’Égalité entre les femmes et les hommes. Or je sais que les choses sont toujours moins graves qu’on le pense et, gentil garçon, je voudrais que chacun passe avec bonheur le bel été que je vois naître, installé sur ma terrasse biarrote. Qu’on ne m’en veuille donc pas si, égayé par le défilé des mouettes, ailes de pétales blancs ouverts sur la mer joyeuse, j’écris ce qui va suivre dans un souci d’apaisement et de réconciliation générale.
Il est vrai que le spectacle de Marlène Schiappa a de quoi affoler les populations. Vêtue de tailleurs pastel, teint mat, griffes longues peintes en rouge, chevelure or et châtain tombant en cascade sur une silhouette de chaude panthère évadée d’une crique sicilienne, Marlène Schiappa s’exprime à l’aide d’une voix sortie de la région supérieure des naseaux, émettant en continu des fréquences suraiguës qui pourraient être celles d’un violon démantibulé auquel il ne resterait plus qu’une corde. Le vacarme est éprouvant. D’autant qu’il arrive qu’il forme des mots qui eux-mêmes semblent former des phrases où l’on repêche çà et là ce qui pourrait bien être des idées. Le pêcheur débutant y débusquera sans difficulté des velléités néo-féministes et de vagues concepts marketing, flottant à côté de vieilles rengaines anti-islamophobes que suit la nuée de poncifs antichrétiens de rigueur. Surnagent aussi, dans cette mare sonore, ses conseils de savoir-vivre destinés aux femmes obèses, plus deux ou trois soupçons de pensée, peut-être davantage, que je n’ai pas réussi à identifier.
« Marlène Schiappa manipule théories et concepts avec la dextérité d’une Nabilla qui viendrait de recevoir un cours sur Michel Foucault »
Des intellectuels ont paru indignés par certaines déclarations de la nouvelle secrétaire d’État. Mais vous savez comment sont les[access capability= »lire_inedits »] intellectuels. Restés trop longtemps enfermés dans leurs chambres, assis à leurs bureaux ou couchés dans leurs lits, ils ont lu Le Rouge et le Noir et Le Chien du jardinier. Ils ont causé avec Platon et ils connaissent Tristes Tropiques. Ce sont des êtres sensibles. Souvent, à la nuit tombée, tirant quelques noires bouffées de leur cent millième Craven « A », une main sur le front dans la demi-pénombre, ils méditent sur la matière et sur l’antimatière, et sur le pouvoir des fleurs. C’est pourquoi ils pensent que les idées ont pour chacun l’importance qu’elles ont pour eux. Alors, qu’on leur place une Marlène Schiappa sous le nez, qui manipule théories et concepts avec la dextérité d’une Nabilla qui viendrait de recevoir un cours sur Michel Foucault, c’est la panique ! Ils croient soudain que le monde court à sa perte, oubliant qu’il est perdu depuis toujours, quoiqu’il semble increvable.
Quitte à ce que l’on m’accuse d’inconscience et de frivolité, j’avoue que j’éprouve de la difficulté à m’alarmer des frasques de madame le secrétaire d’État et de son galimatias, quoiqu’elle le tienne sans doute en haute estime. Sa lettre à Alain Finkielkraut a, d’ailleurs, achevé de me convaincre de l’innocuité de son expéditeur. L’ouverture m’a frappé. Outre qu’elle s’adresse à notre cher philosophe en l’appelant « Monsieur Finkielkraut », tournure hier en vogue, aujourd’hui rituelle parmi les concierges médiatiques, Marlène Schiappa écrit : « L’honnêteté m’oblige à dire que j’ai toujours pensé que vous étiez un chroniqueur de télévision – je le dis sans malice, j’ai beaucoup de respect pour les chroniqueurs de télévision. Mais certains de mes amis pensent que vous êtes un grand philosophe, un Académicien, un homme de valeurs (le pluriel est d’eux). Je les crois. »
Un grand écrivain devant l’éternel
Marlène Schiappa a, semble-t-il, voulu mordre en faisant de l’ironie. Elle n’aurait pas dû. Car à la voir et à l’entendre – les apparences disant tout d’un être –, l’on serait tenté de comprendre cette phrase au premier degré. Et c’est probablement ainsi qu’il faut la comprendre. En témoigne sa première grande décision : la convocation dans ses bureaux de Cyril Hanouna. Marlène Schiappa, il est vrai, ressemble plus à une femme qui regarde la télévision qu’à une femme qui lit. C’est souvent le cas des femmes qui regardent la télévision et ne lisent pas. Alain Finkielkraut, dans la réponse qu’il lui a adressée dans les colonnes de Libération, lui conseille la lecture de Une France soumise de Bensoussan. Dieu pardonne à Finkielkraut. C’est un idéaliste. Il ne s’est pas rendu compte. Il n’a pas dû s’apercevoir de la dangerosité de son conseil. Car enfin, s’il arrive que la lecture développe l’intelligence des êtres intelligents, est-il besoin de rappeler que c’est une activité gravement nocive pour les autres ? Marlène Schiappa se prend suffisamment au sérieux comme ça. Un bref coup d’œil à sa notice biographique sur Wikipédia permet de constater que, bien qu’elle ne semble pas avoir beaucoup lu, elle a déjà beaucoup écrit, et qu’à 34 ans elle a déjà publié un nombre de livres à faire mourir d’envie Valéry Giscard d’Estaing. Il ne faut pas lui en vouloir car, si elle n’est pas sortie d’une grande école, comme elle s’en plaint dans sa lettre à Finkielkraut, le niveau des étudiants montant aussi vite que baissent les exigences universitaires, elle a, hélas, pu obtenir des diplômes qui lui sont montés à la tête.
Pour autant, j’en suis convaincu, il n’y a rien à craindre de Marlène Schiappa. Si Emmanuel Macron l’a nommée secrétaire d’État, c’est qu’il sait les épreuves qu’il va devoir subir dans les cinq ans à venir. Il lui fallait un secours, une aide, un dérivatif. Il a trouvé Marlène Schiappa. Tant mieux pour lui. De toute façon, si des sottises étaient faites durant le quinquennat en matière de laïcité ou d’immigration, le responsable ne serait pas Marlène Schiappa, simple secrétaire d’État, mais notre président. Elle, n’aura jamais que le pouvoir de nous divertir. Qu’on la laisse donc tranquille. Autour d’elle, réconcilions-nous. Paix. Joie. Amour. Nous allons bien rigoler.[/access]