Accueil Culture Mark Twain, l’enfance perdue de l’Amérique

Mark Twain, l’enfance perdue de l’Amérique


En l’absence des démons du sexe, le Mal aura d’autres visages. Celui du père, absent ou effrayant – figure du passé ? Tom n’a ni père ni mère, mais est chouchouté par une armada de tantes et cousines aimantes qu’il fait tourner en bourrique. Huck a perdu sa mère et il est affublé de ce qu’on appellerait aujourd’hui un père dysfonctionnant. Twain lui-même, orphelin à douze ans, a choisi de porter un nom de plume plutôt que celui de son père. Les deux garçons s’inventent ainsi une identité qui ne doit rien à leurs géniteurs – comme l’Amérique : la métaphore est brossée à gros traits mais fonctionne. Quelques pages dans la petite ville de Tom Sawyer suffisent pour sentir à quel point la question (et parfois l’obsession) de la limite et de la Loi est au cœur de cette « américanité ». À peine arrivé dans la little-town, communauté mythique dépeinte avec amour, humour et malice, le lecteur est confronté à ce qui sera, à l’âge des séries télévisées, le symbole privilégié de l’Amérique, la white picket fence (clôture de planches blanches), que Tom se voit obligé de repeindre. Aussi emblématique, sinon plus, qu’un apple pie, la clôture en planches blanches est le symbole même de la petite propriété à l’américaine, précisément parce qu’elle en définit les limites. Permettre à chacun d’être un petit propriétaire indépendant : cette promesse, enracinée dans l’imaginaire américain jusqu’aux Desperate housewives, est au cœur du contrat social. Pour le révérend Reinhold Neibuhr, l’un des penseurs favoris de Martin Luther King et de Barack Obama, ces clôtures de piquets sont « des symboles de justice » car elles « fixent les limites de l’intérêt de chacun et l’empêchent de profiter abusivement de l’autre ». Idée simple simplement résumée par un vers de Robert Frost : Good fences make good neighbours (« Les bonnes barrières font les bons voisins »).

A la fin du XIXe siècle, l’historien Frederick Jackson Turner a théorisé le rôle des barrières et des piquets dans l’édification de la civilisation américaine (The Significance of the Frontier in American History). Pour lui, l’identité américaine authentique s’est forgée aux confins du peuplement, là où la civilisation (représentée par les petites villes) côtoie la nature à l’état sauvage (le wilderness du frontier land). Les représentants du monde civilisé, héritiers de la culture européenne, ont dompté la nature. C’est ainsi qu’ils sont devenus américains.

Twain n’est pas naïf. Derrière le tableau bucolique de la communauté soudée par de solides principes, vivant en symbiose avec Dieu et l’environnement, il y a une face sombre, une part maudite. Dans les possessions que défendent les petites palissades blanches, figurent des êtres humains. À Saint Petersburg (Missouri), poste avancé de la civilisation à la frontière du wilderness, entre l’homme blanc et l’animal, il y a le Nègre et l’Indien. Le racisme y est aussi naturel que la miséricorde, comme le montre la scène où un paysan, qui a capturé un esclave en fuite (et s’apprête à le rendre à son « propriétaire » décide de prier en sa compagnie. Tom Sawyer, l’enfant terrible à l’imagination enfiévrée par les romans d’Alexandre Dumas, et son ami Huckleberry, l’enfant des rues et des bois, naviguent entre les mondes, passant du christianisme sévère de l’Eglise où le village entier vient ressourcer dans la crainte des flammes éternelles, au polythéisme éclectique et superstitieux des esclaves.

Novembre 2008 · N°5

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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