Mark Twain définissait un classique comme un livre que tout le monde encense mais que personne ne lit. Etudiés par des générations d’écoliers américains, adaptés, scénarisés, résumés, ses romans ne sauraient prétendre à cette « distinction ». En revanche, si on considère comme classique toute œuvre exprimant l’âme d’une époque, appartiendrait-elle au genre décrié de la littérature dite « populaire », il est difficile de faire plus classique que Twain. Si l’on veut comprendre ce « rêve américain » dont les médias saluent aujourd’hui la résurrection en la personne de Barack H. Obama, Tom Sawyer et Huckleberry Finn, dont les éditions Tristram publient une nouvelle traduction intégrale des Aventures, sont des guides au moins aussi affûtés que les milliers de journalistes et experts qui se sont abattus ces derniers temps sur l’Amérique. Les deux gamins qui grandissent dans un sud esclavagiste et chaleureux, brutal et superstitieux, sont l’ADN d’une Amérique innocente et coupable. C’est cette identité – en formation au moment où il écrit – que Twain saisit au plus près, avec une subtilité et un sens de la complexité dont on ne retrouve guère l’équivalent dans le manichéisme hollywoodien.
Dans Les Aventures de Huckleberry Finn (1884), il entreprend de dresser une toile sur laquelle se projette l’image d’une nation qui s’invente. Tom Sawyer paraît en 1876, un siècle après la déclaration d’indépendance des treize colonies ; c’est aussi cette année-là que le colonel Custer est défait à Little Big Horn par une coalition de tribus indiennes menées par Sitting Bull et Crazy Horse. Un peu plus d’une décennie après la fin officielle de la guerre de Sécession (1861-1865), la crise est loin d’être apaisée, et les élections présidentielles de 1876 manquent de précipiter le pays dans un nouveau combat fratricide. Pendant que la passation du pouvoir à lieu à la Maison Blanche, des mouvements de troupes confirment les pires craintes. L’Union n’est sauvée qu’in extremis.
Cet anniversaire plutôt angoissant est la toile de fond sur laquelle Samuel Clemens (alias Mark Twain) travaille à ses deux romans. Il choisit, non pas tant pour fuir le présent que pour l’interpréter, de revenir à l’âge d’or de l’enfance de l’auteur qui est aussi celle de la nation, avant les amertumes de l’âge adulte et de la guerre civile. Dans l’évocation de ce paradis perdu, Mark Twain laisse « parler » les enfants – mais on ne trouvera pas chez lui la moindre trace de ce ridicule respect de la « parole des enfants », si répandu dans une époque où le Paradis ressemble à une crèche. Prépubères, ses deux héros échappent aux complications hormonales, ce qui permet à l’auteur de ne pas se compliquer la vie. Cette pudibonderie bien plus américaine que victorienne le conduit d’ailleurs à exiler ses fantasmes en France, pays dont il brocarde souvent les mœurs – avec quelque envie semble-t-il…
L’absence de toute dimension sexuelle explique que Twain soit généralement confiné au rayon « jeunes ». Du reste, il ne prétendait pas à autre chose et fut le premier surpris par l’engouement qui saisit le public, toutes générations confondues. C’est que sans le savoir, Twain a écrit un chapitre du roman national, où l’enfance de Tom et celle de l’Amérique se confondent. Puisque les siècles d’histoire commune font défaut aux Américains, la littérature agira à la fois comme révélateur et comme premier producteur de « mémoire collective » : elle dicte le récit qui transforme en nation un agrégat d’individus et de communautés.
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