Marisol Touraine, ministre de la santé, vient de manquer une belle occasion de se faire un prénom, et dépasser ainsi la gloire de son père, grand ponte de la sociologie française du siècle dernier. Elle a en effet avalisé dans sa totalité le rapport de la commission d’études sur la cigarette électronique, présidée par le professeur Bertrand Dautzenberg, président de l’Office de prévention contre le tabagisme (OFT)[1. L’auteur de ce texte a été atteint, il y a dix ans, par un cancer du poumon provoqué par cinq décennies de pratique intensive du tabac fumé. Il a survécu grâce à la chirurgie associée à la chimiothérapie. Aujourd’hui, il vapote jusqu’à ce que mort s’ensuive.]. Ce rapport propose de traiter l’usage de l’e-cigarette avec les mêmes critères que ceux appliqués au tabac : pas d’interdiction générale, mais interdiction aux « vapoteurs »[2. Vapoter et vapoteur sont des mots forgés par les promoteurs de l’e-cigarette pour se distinguer de la fumée et des fumeurs.] de se livrer à leur passion dans l’espace public (bureaux, établissements d’enseignement, transports en commun, cafés et restaurants etc.), interdiction de publicité et de vente aux mineurs de 16 ans. Le rapport reconnaît pourtant que l’inhalation de la vapeur d’eau contenant une dose plus ou moins importante de nicotine, mêlée à des arômes et dissoute dans des substances (glycérine, propylène-glycol) largement utilisées comme additifs alimentaires est – sous bénéfice d’inventaire – infiniment moins dangereuse pour la santé que l’herbe à Nicot dont la fumée inhalée en compagnie de plus de quarante substances toxiques et/ou cancérogènes est responsable de plus de soixante-dix mille décès prématurés chaque année en France. De plus, il est établi que la « fumée » diffusée par l’e-cigarette dans l’espace environnant ne présente aucun des inconvénients liés au tabagisme passif (inhalation involontaire de produits toxiques, mauvaises odeurs). Alors, pourquoi ce classement de l’e-cigarette dans une catégorie inventée pour l’occasion par Dautzenberg, celle des « produits évoquant le tabagisme » (PET), soumis aux mêmes restrictions que la cigarette tueuse ?
L’argument massue des auteurs du rapport pour justifier ces mesures restrictives consiste à affirmer que des non-fumeurs, particulièrement des jeunes, pourraient être conduits à fumer du tabac après avoir contracté une addiction à la nicotine en vapotant. Cette affirmation n’est pour l’instant qu’une pure hypothèse, car on ne dispose encore d’aucune donnée scientifique démontrant que le passage de l’e-cigarette à la clope classique serait un phénomène massif, sinon inéluctable. C’est ce type d’affirmation qui a provoqué la prise de distance avec le rapport de la commission de l’un de ses membres, le professeur Jean-Jacques Etter, de l’université de Genève. Celui-ci a déclaré à Sylvestre Huet, de Libération : « La qualité scientifique du rapport n’est pas à la hauteur des standards internationaux. Il comporte des inexactitudes, des lacunes de connaissance comblée par l’imagination (…) Interdire d’utiliser les cigarettes électroniques en public, c’est disproportionné, car la toxicité de sa vapeur secondaire n’est pas démontrée, ni suffisante pour justifier une interdiction dans les lieux publics. L’idée à la base de cette interdiction est que la cigarette électronique renormalise l’acte de fumer et pourrait donc conduire à venir ou à revenir à la cigarette traditionnelle. Or, ce n’est qu’une hypothèse, et on ne peut pas fonder une mesure forte sur une hypothèse ».
Le même jour où le rapport Dautzenberg était rendu public et très largement répercuté par les médias, un autre rapport, celui de l’Office français de lutte contre les toxicomanies et les dépendances (OFTD) portait à notre connaissance des faits préoccupants, sans qu’on y prête une attention similaire : en dépit de l’augmentation du prix du tabac, et des mesures interdisant son usage en public, sa consommation cesse de diminuer, et augmente même de manière notable chez les femmes et les jeunes. Ce qui prouve, s’il en était besoin, que la recherche de substances excitantes est un fait anthropologique, dont aucune société humaine n’est encore parvenue à se libérer. Et cela en dépit de tous les efforts contre le tabagisme des Dautzenberg et autres fonctionnaires de la santé publique qui sont toujours tentés d’élargir leur mission en direction d’une moralisation du comportement de leurs semblables. Ils devraient faire preuve de plus d’humilité devant les résultats décevants de leur lutte contre le tabagisme, et ne pas rejeter d’un revers de la main l’aide possible que pourrait apporter à leur louable projet une innovation technologique intéressante. Certes, elle nous vient d’un obscur pharmacien chinois, et s’est développée en dehors des laboratoires pharmaceutiques, qui se font des testicules en or en vendant à des prix élevés des substituts nicotiniques (patchs, gomme à mâcher, inhalateurs) conçus sous la houlette du professeur Dautzenberg. Or, il apparaît que les succès dans le sevrage tabagique de ces produits n’arrivent pas à la cheville de ceux obtenus par l’usage de l’e-cigarette. Outre qu’il dispense la dose de nicotine permettant de combler le manque provoqué par l’arrêt de la fumée classique, le vapotage reproduit de manière mimétique les sensations ressenties par l’ex-fumeur lors de l’inhalation de la vapeur d’eau. Quelle horreur !
L’attitude des pouvoirs publics et de leurs experts patentés scandalise des chercheurs reconnus en santé publique, comme Antoine Flahault, professeur de biostatistiques à l’Université Paris-Descartes, ou Patrick Zylberman, titulaire de la chaire de santé publique à l’Ecole des Hautes Etudes de la Santé publique. Ainsi, André Antoine Flahault évoque un « Grand soir des vapoteurs » qui pourrait, selon lui, conduire à court terme, à la fin du tabagisme : « Nous assistons, probablement, avec l’arrivée des cigarettes électroniques à une rupture majeure qui permet d’envisager la phase ultime, celle de l’interdiction totale et rapide du tabac fumé, avec peut-être la possibilité de son acceptation par la population. Des millions de vies sont en jeu. Et des dizaines de millions de vies gâchées par la maladie, par l’artérite des membres inférieurs, l’angine de poitrine, la bronchite obstructive, le cancer, les démences séniles d’origine vasculaire, les troubles de l’érection, etc. » Pour Patrick Zylberman, auteur avec Lion Murard d’une monumentale somme sur l’histoire de la santé publique en France[3. Lion Murard et Patrick Zylberman, L’Hygiène dans la République. La santé publique en France, ou l’utopie contrariée, 1870-1918 (Fayard, 1986).], on ne peut se débarrasser d’un produit ravageur que si l’on admet l’usage d’un produit de substitution : « Cette notion de substitution est fondamentale » écrit-il « comme est anthropologiquement fondamental le besoin d’excitants. On peut, certes, interdire ce que l’on veut, mais cette interdiction est vouée à rester lettre morte si aucun produit de substitution (moins dangereux) ne vient satisfaire une faim d’excitants que rien ne saurait jamais rassasier. Mieux vaut le savoir si on ne veut pas entrer dans une de ces guerres d’escarmouches et de guet-apens avec les amateurs de « drogues licites », guerre ou chaque victoire n’est qu’en trompe l’œil et ne fait que reculer sans cesse le moment de la décision ».
En passant à côté de la révolution de l’e-cigarette, Marisol Touraine rate, par pusillanimité précautionneuse, une possible entrée dans l’Histoire. Mais est-ce étonnant de la part d’une social-démocrate pour qui toute révolution, même sanitaire, est devenu un gros mot ?
*Photo : leonardrodriguez.
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