Pour affronter la crise économique qui suivra la crise sanitaire, l’ex-gouverneur de la Banque centrale européenne Mario Draghi est pressenti à la tête d’un cabinet d’union nationale.
« Nous étions déjà vigilants et très prudents, suivant l’évolution de cette situation critique, nous ne nous sommes pas retrouvés au dépourvu. Nous avons fermé le trafic aérien vers et en provenance de la Chine. D’après nos informations, nous sommes le premier pays de l’Union européenne à adopter une mesure préventive de ce genre (…) Tout est sous contrôle. » Le 24 février, le président du conseil italien Giuseppe Conte tenait ces propos rassurants lors d’un point presse aux côtés du ministre de la Santé. A l’époque, la péninsule ne déplorait officiellement que deux cas de voyageurs chinois positifs au coronavirus. Un petit mois plus tard, le 22 mars, Conte signait un décret ordonnant la fermeture de toutes les activités économiques, hors commerces alimentaires et services médicaux, confinant le pays entier. Entre-temps, des milliers de morts avaient endeuillé l’Italie, devenue bien malgré elle l’épicentre européen du Covid-19.
L’État contre les régions
Comme Emmanuel Macron, le chef du gouvernement italien a manifestement navigué à vue, changeant de camp au gré des informations contradictoires que lui faisaient parvenir experts scientifiques, médecins et grands élus locaux. Manque de lits dans les hôpitaux, pénurie de masques et de kits de dépistage, grave sous-estimation de la menace : les autorités transalpines affrontent les mêmes griefs que nos gouvernants. Ceci étant, la quête du bouc émissaire, érigée en sport national au même titre que le calcio, ne saurait ignorer la complexité du système institutionnel italien. C’est là toute la différence avec notre verticale du pouvoir : notre président a comme unique – et modéré – opposant institutionnel le président du Sénat. A contrario, le Premier ministre italien compose avec des gouverneurs de région qui lui sont très majoritairement hostiles, deux partis de gouvernement (Mouvement 5 étoiles et Parti démocrate) minoritaires dans l’opinion et un Parlement puissant.
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Dans la crise sanitaire, les régions les plus touchées (Lombardie, Vénétie, Piémont, Emilie-Romagne) et l’Etat central n’ont cessé de se renvoyer la balle. Et pour cause : si la santé est une compétence régionale, son financement reste du ressort de l’Etat. De ce point de vue, Rome a fait coup double : sans réduire ses dépenses de santé, le Leviathan italien est passé de 5.8 lits d’hôpital par citoyen en 1998 à 3.6 en 2017. Aujourd’hui, de nombreuses voix incriminent les politiques d’austérité engagées pour combattre la dette. Pourtant, les subsides publics n’ont pas été coupés mais réorientés, vieillissement démographique oblige, en direction des soins à domicile, laboratoires et autres centres médicaux territoriaux.
La bombe lombarde
D’une certaine manière, l’explosion de la bombe épidémiologique en Lombardie est une bonne nouvelle. Ce poumon industriel de la botte compte certains des meilleurs hôpitaux d’Europe. De l’aveu même de la gouverneure des Pouilles, le Sud, trop déshérité, n’aurait pas eu les moyens d’affronter l’épidémie, ce qui aurait sans doute aggravé l’hécatombe. Connectée à la mondialisation, donc à la Chine, la région de Milan, Bergame, Brescia, Alzano et Codogno a été le foyer des premiers cas de Covid-19 classés en pneumonie fin février, sans pratiquer des dépistages systématique ni isoler les malades. Le « patient zéro » italien est donc pléthore. Des avocats ont d’ailleurs engagé une « class action » en justice contre Conte et le ministre de la Santé pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui.
Sans atteindre de telles extrémités, on peut s’étonner des tours et détours de la politique gouvernementale. Dès janvier, la Lega de Matteo Salvini, à la tête des régions Lombardie, Vénétie, et Frioul-Vénétie Julienne exigeait la mise en quarantaine de tout voyageur de retour de Chine, s’attirant les quolibets de l’exécutif – alarmiste, raciste ! En février, le premier parti italien (34% aux dernières européennes) demandait la fermeture des frontières Schengen. L’Autriche et la Slovénie ont finalement choisi pour elle, lui fermant les postes-frontières au nez. Courant mars, les gouverneurs du Nord objurguaient Rome d’étendre le confinement à l’échelle nationale. Giuseppe Conte a fini par leur donner raison. « Il suit l’opposition… avec quelques jours de retard. Au Conseil européen du 26 mars, on aurait presque dit que nous étions gouvernés par Salvini », commente Giovanni Orsina, professeur de science politique à la Luiss (Rome). Ce jour-là, le très diplomatique professeur de droit a lancé à Angela Merkel : « Tu regardes le monde avec les lunettes d’hier » car la chancelière, soutenue par les Etats-fourmis autrichiens et néerlandais, refuse de mutualiser la dette sanitaire en émettant des « eurobonds ».
La crise renforcera l’autonomisme du Nord
Devant le désastre économique annoncé (une décroissance du PIB estimée entre -6.5% et – 12% !), la classe politique envisage d’appeler super Mario à la rescousse. En réserve de la république, l’ex-gouverneur de la BCE Mario Draghi pourrait en effet constituer un cabinet d’union nationale lorsque l’urgence économique aura succédé à l’urgence sanitaire. En coulisses, des proches de Salvini et Renzi s’emploient à la réalisation de ce scénario, confortés par les dernières déclarations de Draghi, prêt à creuser les déficits pour relancer l’économie.
Bien malin qui saura prophétiser les conséquences politiques de la crise sanitaire. Quelles traces laissera l’inversion momentanée du rapport nord-sud ? Traditionnellement jalouses de leur autonomie, sinon indépendantistes comme la première Lega, les régions septentrionales se plaignent aujourd’hui de leur sous-dotation financière dans le plan de relance étatique. « Après la crise, Lombards et Vénitiens estimeront qu’ils auront été insuffisamment aidés par Rome. Ils répondront en soutenant une plus grande autonomie. C’est un peu le même discours qui vaut pour l’Italie vis-à-vis de l’Europe », analyse Orsina. L’été dernier, Salvini avait ainsi claqué la porte du gouvernement poussé par ses camarades gouverneurs réclamant une réforme en faveur de l’autonomie régionale que Conte rechignait à entreprendre. Dernier épisode, le gouverneur de Lombardie Attilio Fontana (Lega) vient d’attaquer le gouvernement au napalm : « De Rome, ne nous sont pas parvenues que des miettes. La défense civile nous a moins aidés que ce à quoi nous nous attendions. Réponse courroucée du gouvernement, par la voix du ministre des Affaires régionales qui énumère toutes les aides fournies par l’État à la Lombardie, et menace de soustraire la santé des compétences régionales. Contre-riposte de Salvini : dans ces cas-là, ce serait la « guerre » entre Rome et les régions. L’ex-ministre de l’Intérieur défend ainsi les fondamentaux de la Lega, confortant sa base septentrionale dans ses velléités autonomistes, sans édulcorer sa critique souverainiste de l’UE.
L’UE aux abonnés absents
Et l’Union européenne dans tout cela ? Après avoir ignoré les exhortations de Rome à lui fournir tests et masques, sa popularité est plus que jamais en berne. Discrètement soutenu par Macron, l’appel au plus illustre des banquiers italiens permettrait de chevaucher le tigre bruxellois en rassurant les partenaires européens. « Si finalement l’Europe ne venait pas en aide à l’Italie, la Lega pourrait bien dire « je vous avais prévenus ! » et la crise renforcerait le nationalisme », prévoit Orsina. Matteo Salvini a tiré le premier : après le temps de la crise, viendra celui des comptes avec l’UE, voire d’un référendum sur l’Italexit. De la main droite, le Capitano agite le spectre d’une sortie de l’Europe, de la gauche il favorise l’accès au Palazzo Chigi d’un des plus brillants eurocrates que l’Italie ait jamais comptés. Il est temps que Super Mario calme le jeu.