La littérature portugaise eut aussi, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ses écrivains décadents, ses dandys névrosés, ses chasseurs d’idéal aux obsessions morbides, hantés par les paradis perdus. Chez nous, ils avaient pour nom Jules Laforgue, Jean de Tinan ou Huysmans. A Lisbonne, promenant sa mélancolie de « sphinx obèse » dans le Chiado, croisant parfois Pessoa, il y avait Mario de Sa-Carneiro. Ciel en feu est le dernier livre qu’il publia en 1915. L’année suivante, il se suicida à Paris et, comme pour soigner sa légende, revêtit pour cette cérémonie d’adieu un smoking avant d’avaler de la strychnine.
Quand nous avons découvert ce livre, publié pour la première fois en France à la Différence, dans les caisses des bouquinistes près de la bibliothèque Albertine à Bruxelles, il avait l’air, à le feuilleter, d’un recueil de nouvelles. En fait, à la lecture, on s’aperçoit que la narration n’a guère d’importance, que les récits prennent souvent la forme d’un journal intime et sont entrecoupés de blancs. Et quand on connaît la fin de Sa-Carneiro, cela donne à ces textes une aura de fragilité et l’impression qu’ils ont été écrits au bord d’une ombre qui n’allait pas tarder à engloutir l’auteur.
Ainsi que les écrivains qu’il aime citer en exergue, Dostoïevski ou Gérard de Nerval, Mario de Sa-Carneiro est un rôdeur des confins. Ciel en feu est plutôt un long délire onirique, un poème en prose où la surabondance lyrique masque et révèle à la fois le désir de mort consubstantiel d’une tentation homosexuelle à peine dicible. Cascades d’adjectifs, d’interrogations, d’exclamations entretiennent une tension constante, un état de veille hallucinée qui placent Mario de Sa-Carneiro quelque part entre Villiers de l’Isle-Adam et Lautréamont : l’écriture se confond avec le désir, le remplace, s’exacerbe jusqu’à l’épuisement et au silence.
On retrouve pourtant chez ce prince de la décadence des thèmes qui n’appartiennent qu’à lui et ne le résument pas à une variante lusitanienne « fin-de-siècle » : une obsession du double, de l’autre ambigu, menaçant et désirable, une vision mystique, certains diraient catholique, du corps : que ce soit celui de la femme sublimée pour mieux être refusé ou celui de l’homme, secrètement désiré.
Atmosphère étouffante, air raréfié, Sa-Carneiro donne l’impression de cultiver des fleurs maladives et somptueuses dans la serre décrite par Zola dans La Curée : ses récits sont pleins de couples assassinés, de cérémonies rituelles, de « spasmes violacés ».
Littérature d’époque, dira-t-on, littérature datée… Cela dépendra des sensibilités ou du moment de la lecture. Il n’en demeure pas moins que Sa-Carneiro nous est étonnamment proche quand il trace de lui cet autoportrait indirect qui renvoie assez bien à l’homme d’aujourd’hui, englué dans un virtuel toujours plus envahissant : « Le poète qui vivait à côté avait la folie tranquille d’un naufragés de l’irréel. » Au moins, contrairement aux naufragés du cyberautisme contemporain, l’irréel de Sa-Carneiro était sa propre création, celle d’un écrivain écorché, et pas celle des écrans qui colonisent notre imaginaire et nous regardent autant qu’on les regarde.
Ciel en feu, de Mario de Sa-Carneiro (Ed. La Différence, 1990, 5 euros, passage Albertine, Bruxelles).
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